« (...) toute occasion de rire leur était précieuse. Après qu'ils eurent bu et mangé ferme, ils contèrent des histoires scabreuses, des récits d'orgie et d'amour de fraude. Ils parlaient aussi de leurs métayers dont ils raillaient la bêtise et la soumission, et de leurs propriétaires à qui ils se flattaient de faire avaler des bourdes invraisemblables. Je compris qu'ils se considéraient comme des gens très supérieurs, dominant le reste de l'humanité de tout le poids de leurs gros ventres, de toute la largeur de leurs faces rubicondes. Seul le jeune docteur ne paraissait guère s'amuser. Il avait en ville, à côté de la source chaude, son logement particulier, et il fréquentait peu la maison paternelle. Ses deux frères de même n'y faisaient plus que de rares et courtes apparitions.
« Ils n'ont pas les habitudes du père ; ce n'est plus le même genre », m'avait dit la servante.
J'en conclus qu'eux aussi, probablement, se jugeaient des hommes supérieurs, supérieurs à ce fermier campagnard qu'était leur père, et à ses amis. Ainsi va le monde. Chacun a sa façon de voir et de concevoir. Chacun se croit bien fort sans imaginer qu'à côté on le tient pour un imbécile. Il y a là de quoi consoler ceux qui ne sont pas supérieurs du tout. (...) »
Émile Guillaumin, La vie d'un simple (1904) ; réédition de 1943 aux éditions Stock.
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