Comme le souligne Jacques Brenner dans
la préface de ces « Mémoires de M. de Voltaire », il ne
faut pas prendre son titre au pied de la lettre. Dans ces « mémoires »
(dont le point de départ est l'année 1733 - alors que Voltaire
avait un peu moins de 40 ans – pour s'achever en 1760, soit
dix-huit ans avant sa mort), il n'est en effet pas question pour
Voltaire (1694-1778) de raconter sa vie, du moins, le but n'est pas
tant de parler de lui que de régler ses comptes.
Avec toute la malice qu'on connait à
son auteur, ce texte est en effet une revanche que prend Voltaire sur
le roi de Prusse, Frédéric II, avec lequel il entretint des
rapports étroits – dont on peut parfois se demander jusqu'à quel
point ils le furent – au point de rejoindre sa cour à Potsdam et
s'y établir durant plus de deux ans (1750-1753).
Loin de s'effacer par humilité,
Voltaire place consciencieusement la cible de ses attaques au cœur
de ses mémoires, éclaire le lecteur sur les penchants
machiavéliques de ce roi dont il se fit longtemps le courtisan
privilégier. Au fil des pages, Voltaire prend un malin plaisir à
tourner le monarque en dérision, insistant notamment sur son
absence de talent (Frédéric II, en amoureux des arts, écrivait
beaucoup de vers qu'il soumettait souvent à la critique de Voltaire)
ou encore sur ses mœurs par le biais de quelques anecdotes
relativement cocasses.
« (…) Quand sa majesté
était habillée et bottée, le stoïque donnait quelques moments à
la secte d'Épicure : il faisait venir deux ou trois favoris,
soit lieutenants de son régiment, soit pages, soit heiduques ou
jeunes cadets. On prenait du café. Celui à qui on jetait le
mouchoir restait demi-quart d'heure tête à tête. Les choses
n'allaient pas jusqu'aux dernières extrémités, attendu que le
prince, du vivant de son père, avait été fort maltraité dans ses
amours de passade, et non moins mal guéri. Il ne pouvait jouer le
premier rôle ; il fallait se contenter des seconds. (...) »
Malicieux et intransigeant à l'égard
des autres, lucide sur la nature humaine, lorsque Voltaire parle de
lui-même, son esprit critique semble en revanche s'évanouir ;
l'illustre écrivain philosophe n'a que peu de recul sur lui-même,
n'hésitant pas, par exemple, à déplorer la cupidité ou l'avarice
de telle personnalité, sans trop s'interroger sur son
propre rapport à l'argent, pour le moins avide.
Sur le Cardinal de Fleury :
« (…) J'avais eu l'honneur
de le voir beaucoup chez Mme la maréchale de Villars, quand il
n'était qu'ancien évêque de la petite vilaine ville de Fréjus,
dont il s'était toujours intitulé évêque par l'indignation
divine, comme on le voit dans quelques unes de ses lettres. Fréjus
était une très laide femme qu'il avait répudiée le plus tôt
qu'il avait pu. Le maréchal de Villeroi, qui ne savait pas que
l'évêque avait été longtemps l'amant de la maréchale sa femme,
le fit nommer par Louis XIV précepteur de Louis XV ; de
précepteur il devint premier ministre, et ne manqua pas de
contribuer à l'exil du maréchal, son bienfaiteur. C'était, à
l'ingratitude près, un assez bon homme. Mais comme il n'avait aucun
talent, il écartait tous ceux qui en avaient, dans quelque genre que
ce pût être. (...) »
A travers la correspondance qui
complète et donne un écho (parfois discordant) à ce pamphlet déguisé – et les précieuses notes qui l'accompagnent –,
l'amitié qui lia le philosophe au souverain prussien apparaît à la
fois banale et extraordinaire. Banale de par son évolution : des
délices narcissiques des débuts (Voltaire, en bon courtisan, n'est
pas à l'économie de louanges vis à vis de son interlocuteur qui le
lui rend bien) aux mesquineries qui leur succèdent ; et
extraordinaire de par l'éminence de ces grands personnages du siècle des Lumières.
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