La propagande révolutionnaire et plus
de deux siècles construits sur ce socle bien tassé font que, depuis longtemps, plus personne en France ne sait exactement ce qu'était un
roi de France, pas plus que comment ces rois étaient considérés
par leurs sujets, nos ancêtres.
Avec la partialité manifeste due à ses idées
monarchistes clairement revendiquées, mais fort aussi de toute
l'érudition qui le caractérisait, l'historien Frantz Funck-Brentano
tentait, en 1940, de soigner les Français de leur amnésie. Il
poursuivait ainsi l’œuvre de contre-propagande à laquelle se livraient depuis la fin du XIXe siècle les membres de
l'Action Française visant à restaurer l'idée monarchique, présentant
un tableau sans doute trop peu contrasté pour être parfaitement fidèle à la réalité, mais dont on ne saurait pour autant réfuter les éléments
sous le prétexte facile de leur probable sélectivité.
D'abord parce que ce livre est tout
sauf l’œuvre d'un hurluberlu ; Frantz Funck-Brentano
(1862-1947) était un historien reconnu, spécialiste de l'Ancien
Régime, diplômé de l'École des chartes, conservateur à la
Bibliothèque de l'Arsenal (ayant par ses fonctions accès à de
précieuses archives), membre de l'Institut (plus précisément de
l'Académie des sciences morales et politiques), honoré de surcroît en 1905 du titre de chevalier de la
Légion d'Honneur (ce qui, à l'époque, était autrement plus respectable qu'aujourd'hui) ; autant dire que l'homme avait une certaine
autorité intellectuelle et morale lorsque ce livre fut publié quelques années avant sa
mort.
Que cette étude de la royauté soit toutefois orientée
par les idées politiques de son auteur, cela ne fait guère de doute.
Funck-Brentano ne rate pas une occasion d'exprimer son mépris des
idées révolutionnaires et plus encore de ses instigateurs, concluant un certain nombre de ses
chapitres en opposant les bienfaits de la royauté aux dommages irréversibles faits à la France durant la Révolution.
Mais pour en revenir aux rois de
France, et plus précisément à la dynastie capétienne à laquelle
ce livre est spécifiquement consacré, Frantz Funck-Brentano avance
un grand nombre de faits peu connus du plus grand nombre (me
semble-t-il), sur les usages de la royauté, ou ses origines.
Dans les premiers chapitres,
l'historien rappelle que la famille est le modèle à l'origine de
l'organisation de la société monarchique. Dans des périodes
troubles et violentes, la société s'organise en communauté pour se
protéger, la famille - familia - désigne petit à petit une communauté de plus
en plus élargie, aux liens de plus en plus lointains. En vieux français, on
l'appelle la « mesnie », et celle-ci est protégée et placée sous l'autorité d'un patriarche.
De là la notion de Patrie – la terre
paternelle – et le paternalisme dont le roi, jusque dans les
dernières heures de la royauté, fait preuve à l'égard de ses
sujets. Qu'ils se nomment saint Louis, Philippe Auguste, Louis XIV
ou Louis XV, les propos ne varient pas depuis le Xe siècle jusqu'à la Révolution
ainsi que l'illustre Funck-Brentano à travers plusieurs
citations :
De
saint Louis s'adressant à son fils, Philippe III :
« Cher fils, s'il avient que tu viennes à régner, pourvois
que tu aies ce qui à roi appartient, c'est-à-dire que tu sois
juste, que tu ne déclines ni ne dévies de justice pour nulle chose
qui puisse avenir. S'il vient devant toi querelle qui soit mue entre
riche et pauvre soutiens plus le pauvre que le riche, et quand tu
entendras la vérité, si leur fais droit. » (p.69)
« (…) Au début du XIIIe
siècle, Philippe Auguste mourant disait à son fils Louis VIII :
« Fais bonne justice au peuple
et surtout protège les pauvres et les petits. » (...) »
(p.87)
Louis XV : « Les mérites
de saint Louis s'étendent à ses descendants et nul roi de sa race
ne peut être damné pourvu qu'il ne se permette ni injustice envers
ses sujets ni dureté envers les petites gens. » (p.87)
La justice, nous explique l'historien,
occupe une place centrale dans les fonctions royales. En l'absence de
textes législatifs, les sujets de toutes conditions s'en remettent à
l'autorité du roi pour les dépêtrer dans leurs conflits
personnels ; et si, devant le poids que prendra cette charge
avec le temps et le développement du royaume, si donc le roi se fait
petit à petit assister dans ces fonctions, cette charge reste
honorée personnellement par le roi au moins jusqu'à Louis XIV, au
jugement duquel ses sujets recouraient encore en lui adressant des
placets.
« (…) Au seuil des temps
modernes, les transformations qui se sont opérées dans le cours des
siècles, la multiplication et la plus grande facilité des moyens de
transport, le puissant développement d'une ville comme Paris ont
amené autour de la résidence royale un public si nombreux qu'un
Louis XIII, un Louis XIV n'auraient plus pu donner audience, comme
saint Louis ou Louis XI à tous ceux de leurs sujets qui seraient
venus dérouler devant eux leurs querelles particulières ;
cependant Louis XIII encore, tous les dimanches et jours de fête à
l'issue de la messe, Louis XIV régulièrement chaque semaine,
recevaient ceux qui se présentaient à eux et les plus pauvres, les
plus mal vêtus. Les princes du sang de séjour à la Cour se
groupaient autour du roi : les bonnes gens passaient devant lui
à la queue le leu et lui remettaient en propres mains un placet où
leur affaire était exposée. Ces placets étaient déposés par le
monarque sur une table à sa portée, puis examinés par lui en
séance du Conseil, ainsi qu'en témoigne la mention « lu au
roi » que portent ceux d'entre eux qui sont demeurés dans nos
archives, car le plus grand nombre étaient rendus à leurs auteurs
avec « réponse au pied ». (...) » (pp.74-75)
Cette autorité morale, comme nous le
dit Funck-Brentano, va de paire avec l'incarnation paternelle du roi
vis à vis de ses sujets. Autorité qui s'étend à bien d'autres
domaines que la justice. Ainsi, les mariages – plus
particulièrement dans la noblesse, mais pas seulement –
nécessitent-ils le consentement du roi pour se conclure.
Un cliché très largement répandu
nous présente un roi isolé de son peuple, enfermé dans son château. D'après l'auteur de
« Ce qu'était un roi de France », rien ne semble plus
faux que cette image, qui correspond manifestement aux monarchies
étrangères, mais en rien aux traditions françaises ; les palais
royaux, du Louvre à Versailles, étaient aussi libres d'accès à
quiconque que le proverbial moulin. Citant anecdotes, faits divers et
propos de visiteurs étrangers sidérés par cette promiscuité entre
le roi et son peuple, Frantz Funck-Brentano fait au fil des pages un portrait pour le
moins singulier du monarque à la française.
« (…) La maison du prince
devenait une place publique. On imagine la difficulté d'y maintenir
l'ordre et la propreté. Du matin au soir s'y pressait une cohue
turbulente, bruyante, composée de gens de toutes sortes. Les dessous
des escaliers, les balcons, les tambours des portes semblaient lieux
propices à satisfaire les besoins de la nature. Les couloirs des
châteaux du Louvre, de Saint-Germain, de Fontainebleau, en
devenaient des sentines. Pour entrer chez la reine, les dames
relevaient leurs jupes. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, le Louvre
est signalé pour ses odeurs et « mille puanteurs
insupportables ».
Étrange contraste avec la splendeur
des appartements : une des raisons qui motivaient ces incessants
déplacements de la Cour qui lui sont de nos jours tant reprochés
rapport à la dépense. En l'absence de leurs hôtes on aérait les
chambres, on les désinfectait, on les parfumait en y brûlant du
bois de genièvre. (...) » (p.116)
Ce livre regorge de ces sortes de
détails qui étonnent le lecteur contemporain, et s'il est évident
que la monarchie y est présentée sous ses plus charmants attributs,
il n'en reste pas moins que les éléments présentés et accrédités par l'érudition de Frantz Funck-Brentano forment une réalité,
fût-elle partielle, de ce que furent aussi, en dépit de tout ce qui leur est reproché, les rois de France.
« (…) Après cinq siècles
de monarchie, les États généraux de 1484 estimeront encore que les
propriétés du roi doivent lui suffire à lui et à toutes sa
maison, voire aux dépenses publiques. Aux yeux du peuple, l'impôt
n'est toujours qu'un recours momentané, une aide,
pour reprendre l'expression consacrée. Aussi, jusqu'aux deux
derniers siècles de la monarchie, appellera-t-on « finances
ordinaires » les produits du domaine royal et « finances
extraordinaires » le produit des impôts. » (p.56)
« Quant au pouvoir législatif,
il n'existe pas. Un père ne légifère pas dans sa famille. « Si
veut le père, si veut la loi. » Comme un père parmi ses
enfants, le roi est parmi ses sujets la loi vivante. Les ordonnances
du roi en son Conseil quand elles entrent dans les moeurs deviennent
coutumières, mais les coutumes leur sont-elles contraires, elles
s'évaporent comme brume à la lumière du jour.
Au XVIIe siècle encore Pascal et
Domat pourront dire : « la coutume, c'est la loi ».
Et les Capétiens ne légiféreront plus jusqu'à la Révolution. On
sait la célèbre réflexion de Mirabeau : « La place que
la notion de loi doit occuper dans l'esprit humain était vacante
dans l'esprit des Français. » Après 1789 seulement, quand le
régime patronal aura été détruit, on reverra dans notre pays ce
qu'on n'avait pas vu depuis le IX e siècle, depuis les derniers
Carolingiens, une autorité législative.(...) » (pp.56-57)
« (…) Ainsi le monarque
a-t-il le devoir de veiller sur les intérêts particuliers de ses
sujets comme un père sur ceux de ses enfants.
Les lois somptuaires s'inspirent du
même esprit. Elles apparaissent dès le XIIe siècle pour se
renouveler jusqu'au XVIIIe.
Le roi, après avoir pris en
considération la fortune de ses sujets, ne veut pas, en bon père de
famille, qu'ils mènent un train de vie hors de proportion avec leurs
moyens. En 1279, Philippe le Hardi décrète que les bourgeois ne
porteront vair ni gris, qu'ils n'auront rênes ni éperons dorés
s'ils n'ont plus de mille livres vaillant. Il fixe au prorata des
fortunes le nombre de robes que les femmes sont autorisées à pendre
dans leur garde-robe. L'ordonnance somptuaire édictée par Philippe
le Bel en 1294 est parfois citée en exemple d'un « autoritarisme
effrayant ». Elle répondait aux idées et aux traditions de
l'époque. Philippe le Bel règle le nombre et la qualité des
vêtements que pourront faire faire ses sujets d'après les
ressources de chacun d'eux ; il fixe le nombre de plats qui
seront servis à leur table, les gages de leurs domestiques, la
nature et la qualité de leurs équipages. (...) » (pp.171-172)