Dans le premier chapitre de Contre l'architecture, Franco La Cecla nous expose les raisons pour lesquelles, après des études d'architecture, il renonça à exercer cette profession dévoyée par ce qu'il appelle les « archistars », ces architectes globe-trotters mégalomanes qui de Paris à New York, ou de Shanghai à Brasilia, ont entrepris depuis trop longtemps et sans que personne ne leur tienne réellement tête, une vaste entreprise d'enlaidissement et d'uniformisation de la planète.
L'entame de cet essai prend des airs de pamphlet lorsque Franco La Cecla multiplie les charges contre ces architectes vedettes dont il dénonce l'inconséquence et même l'abjection de l'idéologie qu'ils promeuvent. Le gourou Hollandais Rem Koolhaas en prend particulièrement pour son grade, tandis que d'autres, et plus particulièrement Renzo Piano, ont droit à plus d'indulgence, et c'est un point qui pose problème dans ce livre, car à s'intéresser d'un peu plus près au travail des uns et des autres, on peine sérieusement à faire la distinction entre l'architecte nuisible et le plus méritant. Il se trouve qu'un début d'explication vient en fin de livre, lorsque l'auteur évoque sa collaboration étroite avec l'architecte aux bons points.
« (...) La ville de New York est bien vieille, comme l'est d'ailleurs la modernité, autre concept dont les architectes se sont entichés. Koolhaas reproche à ses collègues de ne pas être assez « modernes », tandis que les Chinois n'hésitent pas à construire des millions de mètres cubes, car la modernité passe par le gigantisme et la vitesse. Pourtant, c'en est bien fini de la modernité, c'est une chose passée de mode, mais les architectes s'évertuent à en prolonger l'agonie pour des raisons bassement corporatistes. (...) » (pp.20-21)
« (...) Quand on entend Koolhaas prêcher à tout-va qu'il faut rester moderne « sans trop se poser de question », on attend qu'il nous explique pourquoi la modernité devrait être un objectif. En paraphrasant Bruno Latour, on peut rétorquer que jamais les villes n'ont été modernes. (...) » (pp.30-31)
Mais résumer ce livre à une entreprise de copinage serait quand même très injuste. On trouve beaucoup de pertinence dans le jugement que porte cet esthète érudit sur l'architecture contemporaine. En cela, ses thèses concordent avec celles d'un autre architecte, français celui-là, David Orbach, qui comme Franco La Cecla fait le lien entre architecture contemporaine et capitalisme mondialisé. La Cecla déplore notamment les connivences entre les architectes et les grandes marques, et condamne leur tendance à raisonner eux-mêmes comme ces marques, usant de concepts fumants, et de procédés grossiers tels le gigantisme aux seules fins de faire parler d'eux. D'une certaine manière, La Cecla pointe le fait que les architectes d'aujourd'hui aient renoncé à l'art pour ne plus porter d'intérêt qu'à la marchandise, sans pour autant, bien évidemment, se départir de cette posture artistique aussi grotesque qu'arrogante dont ils ne manquent pas d'abuser.
« (...) Loin d'incarner la mauvaise conscience néocapitaliste du marché immobilier, les architectes actuels ne sont, pour la plupart, que des amateurs inconséquents qui se font passer pour des artistes publics. » (p.23)
L'analyse de Franco La Cecla est étayée tout au long du livre par des citations souvent très intéressantes, notamment de l'écrivain Robert Byron, mais aussi d'autres spécialistes plus actuels de la question qui, en plus d'affiner ou d'orienter les thèses de l'Italien, démontrent qu'un mouvement de réaction prend forme depuis quelques années un peu partout dans le monde occidental. On en parle peu ou pas du tout dans les médias, mais comme le prêche
David Orbach dans les conférences qu'il donne régulièrement sur le thème de la laideur architecturale contemporaine : cette forme de pollution urbaine n'est pas une fatalité. Mais pour changer la donne, il conviendrait d'abord de décomplexer l'expression d'une opinion systématiquement rejetée par une élite omnisciente comme l'avis infondé de rustres ignares, et tirer une fois pour toute un trait sur les aberrations commises depuis près d'un siècle avec l'émergence du mouvement moderne, rompre avec la rupture des modernes - et donc avec la médiocrité et la pauvreté de ces fossoyeurs de l'art - en reprenant le fil de l'évolution des styles à partir de l'Art Nouveau. Vaste chantier...
« Ce n'est pas un hasard si ce sont deux Italiennes qui ont écrit le seul livre pertinent sur les « archistars », car le système de la mode en Italie a largement contribué à la transformation de l'architecture en marque. Les architectes ont compris que le seul moyen d'échapper à l'anonymat et aux inégalités de la compétition était de profiter de la force de pénétration de la mode et de sa légèreté : personne n'attend qu'elle soit éthique et prenne en charge les problèmes de la société. Gabrielle Lo Ricco et Silvia Micheli montrent bien comment Gehry, Koolhaas, mais aussi Nouvel, Calatrava et Fuksas ont réussi à percer grâce à des griffes comme Prada et Versace. Ce sont les marques de la mode qui ont fait de l'architecture une mode dans toute l'acception du terme : pas seulement les vêtements, mais aussi les tendances, décors, atmosphères. Le même phénomène s'était emparé des milieux de l'art à travers les galeries, les experts et le marché - si ce n'est que pour les artistes il était primordial d'être reconnus de leur vivant et de créer le personnage avant l'oeuvre, voire d'être eux-mêmes une oeuvre. Ces efforts ont été épargnés aux architectes : ils ont simplement pris la place du vêtement dans la vitrine et sont devenus eux-mêmes tee-shirt ou soutien-gorge. (...) » (pp.54-55)
Une part non négligeable du livre se veut enfin plus sociologique, et prend du même coup un tournant plus idéologique. En imputant à l'urbanisme contemporain la responsabilité de tous les maux de nos sociétés modernes, et de ce fait, en affranchissant l'humain (autre que les « archistars », si tant est que ces êtres fassent eux aussi partie de notre espèce) de toute responsabilité, La Cecla satisfait sans doute ses évidents penchants humanistes mais tombe du même coup dans un dogmatisme qui n'a finalement pas grand-chose à envier à ses adversaires. Entre propos péremptoires maintes fois entendus et incohérences flagrantes, la lecture de cet essai se termine sur un regret : celui qu'il n'approfondisse pas son analyse sur un plan plus strictement architectural.