Sans prétention. C'est ainsi que
Pierre Gaxotte (1895-1982) présentait ce petit livre, à sa sortie en 1972. Il
faut dire que ce texte, l'historien l'avait rédigé dans une
première mouture sous un prétexte plus ludique que littéraire.
Comme Gaxotte le rappelle dans le quatrième de couverture, c'est en
effet en guise de support à un concours d'erreurs sur le thème
historique que que ce Nouvel Ingénu vit d'abord le jour
en 1954, à la demande de Pierre Brisson alors directeur du Figaro.
Une vingtaine d'années plus tard, Pierre Gaxotte s'amusait à
remanier ce texte, et de la version d'origine, le petit jeu
qui l'avait initialement motivé était expurgé, et l'histoire
remise au goût du jour pour obtenir une sorte de conte satirique qui
tranchait assez vivement avec l’œuvre d'historien de son auteur,
spécialiste entre autre de l'Ancien Régime.
A lire la petite présentation au dos
du livre, on découvre un vieux monsieur sémillant mais un peu
honteux de se livrer à pareille farce, et pourtant, de farce il
n'est à mon avis pas du tout question dans ce livre. Gaxotte a beau
s'accuser de n'avoir aucune imagination, de ne pas être un
romancier, et de piller Voltaire de manière éhontée, la fable
qu'il nous livre est une délicieuse récréation pour quiconque se
plait à entendre quelques fausses notes dans l'hymne permanent à la
prodigieuse modernité.
Quelques années après les grands
chamboulements de mai 68, Pierre Gaxotte nous offre le panorama haut en couleur d'un homme en retrait et sourd aux injonctions de ses contemporains. Pierre
Gaxotte n'est pas un homme en colère, il laisse volontiers les
vociférations et le tumulte à ceux qu'il raille, ceux dont la colère
et l'indignation sont précisément le fonds de commerce. L'historien
photographie la société moderne avec plus de malice que d'aigreur, une malice teintée de beaucoup de dérision mais aussi d'une certaine forme de
bienveillance, même si ses mots ou ceux qu'il prête à certains de
ses personnages ne donnent pas tellement dans la tendresse.
« On parla de l'architecture
moderne, pour déplorer le manque d'imagination des architectes qui
ne savent qu'entasser les logements l'un sur l'autre, comme s'il
s'agissait de cabanes à lapins. Gérard fit remarquer qu'on était,
en effet, à l'âge de la procréation lapine et que tout en
redoutant les misères, les famines, les troubles et les guerres qui
naissent de la surpopulation, toutes les autorités civiles et
religieuses poussent hommes et femmes à fabriquer sans lassitude des
portées d'enfants. « Puisqu'on le paie pour cela, conclut-il,
quand le citoyen veut augmenter son revenu, il ne retrousse pas ses
manches, il se met au lit. » (...) » (p.154)
« (…) il acheta un
électrophone et tous les disques du chanteur qui né Bouille,
s'appelait au théâtre Jeni Amazan, en toute simplicité. Après des
débuts obscurs, Amazan s'était fait une spécialité, que deux ou
trois femmes barytons et deux vieux anarchistes presque aphones
étaient seuls à lui disputer : les barricades, les
pétroleuses, les souteneurs, les filles-mères, les assassins au
cœur tendre, les bagnards pétris de vertu, victimes d'une société
sans entrailles. Il flétrissait l'armée, la marine, l'aviation, les
propriétaires, les réfugiés d'Algérie, l'assistance publique, la
magistrature, la police, le fisc, les patrons, l'Enregistrement, la
guerre atomique, les colonies, l'héritage et le capital. Il
demandait des cachets fabuleux, complétés par de copieux dessous de
table. Il possédait de nombreux immeubles, plusieurs voitures et se
produisait chaque année à la fête de l'Humanité. (...) »
(p.91)
« (…) Il écouta des
écrivains, de célébrité inégale, qui, tous, criaient leur amour
de l'humanité pour se donner le droit de détester leurs proches et
de haïr leurs confrères. Et d'autres qui, gagnant leur vie à
raconter des histoires de cocus, croyaient sérieusement travailler à
l'accélération de l'histoire. Il écouta des jeunes gens aisés qui
lui expliquèrent que c'était une malédiction d'être né riche et
qui lui tournèrent le dos quand il leur dit sans malice qu'ils
échapperaient à la malédiction en distribuant leur argent aux
pauvres. Il entendit un monsieur très majestueux déplorer
rétrospectivement la mort de M. le général de Gaulle survenue au
mois de novembre l'année précédente :
— La France est veuve, dit-il.
— Elle est surtout divorcée,
objecta l'Ingénu qui tenait du Philosophe triste que ce chef d'Etat
avait été congédié par plébiscite. Le Monsieur majestueux et
décoré lui tourna aussi le dos.
(…)
Dans une boîte de nuit, il écouta
des réformateurs de dix-huit ans qui, le verre en main, tenaient des
propos confus, puérils et sanguinaires.
— D'abord foutre tout en l'air,
disait le plus modéré. On verra ensuite.
L'ingénu connaissait ce romantisme
et il n'essaya pas de répondre. Il écoute des apologistes de la
violence qui se plaignaient avec indignation d'avoir reçu un coup de
pied au cul. Il écouta des sportifs qui ne pratiquaient aucun sport,
mais qui suivaient tous les matches de rugby à la télévision. Il
écouta des journalistes dépositaires de la conscience universelle
qui lui reprochèrent de ne pas se sentir concerné par l'exécution
de militaires soudanais, dont il eût situé difficilement le pays
sur la carte. Il apprit à placer à propos les mots et les
expressions : problème,
image de marque, génocide, sous-développement, conformisme de la
chair, potentialité, fiabilité, aggiornamento, désacralisation,
aliénation, surchauffe, clignotant et il découvrit non
sans surprise que body stocking,
birth control, brain power, check up, design, planning étaient
désormais du français. (…) » (pp.66-67)
Et parlons de ces personnages, et plus
particulièrement du Philosophe et du Libraire, les deux compères de
l'Ingénu, personnage central mais finalement un peu accessoire dont
il sera question un peu plus loin. Tour à tour, ces deux esprits frondeurs
germanopratins, hommes d'expérience dans un nouveau monde de
bleu-bites arrogants, ouvrent le feu sur une société
post-soixante-huitarde qui fonce en contre-sens, la tête dans le
guidon et sirènes hurlantes. Endoctrinement massif, hypocrisie
débridée, contestation systématique, sentimentalisme, perte des
valeurs morales, fourvoiement de la littérature, soumission au
progrès, suprématie de la télévision, du vedettariat, de la mode,
bref : abêtissement et inconséquence généralisés, les
cibles ne manquent pas pour le rabat-joie, et c'est avec une verve
bien assaisonnée que Pierre Gaxotte entraîne ses personnages dans
des croisades aussi désespérées sur le fond que savoureuses dans
leur forme.
« (...) Notre temps est
effroyablement monotone. Ce qui paraît neuf n'est qu'une vieillerie
retournée. La guerre d'Algérie a été une fontaine de jouvence
pour de vieux littérateurs fourbus, désertés par l'inspiration.
Ils avaient jeté les anathèmes et décrété les proscriptions
après le départ des Allemands. Alors ils étaient tous plus
guerriers que Déroulède et le franc-tireur était leur dieu. En
quête d'un public de rechange, ils s'employèrent avec la même
sainte fureur à fournir aux jeunes gens qui ne voulaient pas se
battre des justifications religieuses, historiques, morales,
philosophiques, humanitaires... La défaite qu'ils appelaient est
venue. Ils risqueraient de se trouver sans emploi si le communisme
n'avait fait croire à la bourgeoisie la plus sotte du monde que lui
seul marche dans le sens de l'histoire. Les voilà donc qui
l'encensent, le prônent et le justifient quand il tue un peu trop.
Ils ignorent tout ce qui altère l'image qu'ils en veulent donner et
n'acceptent la discussion qu'avec les personnes qui pensent comme eux
ou qui sont prêtes à leur rendre les armes. Aussi, Mme de Beauvoir,
interprète fidèle de M. Sartre, appelle-t-elle « contre-pensée »
tout ce qui n'est pas communiste. Cette hauteur dogmatique sent le
pédagogue, habitué à parler du haut d'une chaire. Les professeurs,
en effet, réussissent parfaitement dans cette littérature, car le
vulgaire s'imagine qu'ils apportent à la politique les qualités de
méthode, de prudence et de rigueur qu'ils sont censés montrer dans
leurs classes. A la vérité, les évènements de 68 les ont un peu
découverts : on a vu qu'ils n'étaient — ceux dont je parle —
que des politiciens comme les autres. L'appellation d'intellectuel
qui transformait en caste nobiliaire les gens de laboratoires et de
bibliothèques a perdu de son éclat, depuis qu'un professeur de
l'Université de Tours s'est mis tout nu en public, afin de mieux
défendre la projection des films pornographiques. Il n'appartient
pas à n'importe qui de montrer aux populations son derrière et son
devant. (...) » (Le
Libraire, pp.120-122)
« (…) Il conseillait aussi
aux étrangers, mal instruits de la grande révolution de 1968
d'acheter au plus tôt un des recueils, où de probes enquêteurs ont
rassemblé les textes des inscriptions relevées sur les murs. Avec
pertinence, il en commentait quelques-unes au hasard :
— « Je voudrais dire quelque
chose, mais je ne sais pas quoi. » N'est-ce pas la synthèse
pathétique de la pensée française contemporaine ? Et
celle-ci ? « Je suis un con. » Dans sa brièveté
fulgurante ne nous fait-elle pas toucher l'absolu ? (...) »
(Le Philosophe, p.180)
« (…) quoiqu'on dise, le
vrai n'est pas aimable. (...) » (Le
Philosophe, p.170)
« (…) nos postes de radio,
en ajoutant l'une à l'autre toutes leurs émissions, doivent
diffuser chaque jour vingt ou trente heures de musique, c'est-à-dire
vingt ou trente heures de disques. Comment l'auditeur respecterait-il
une denrée si commune qui est distribuée avec une si méprisante
prodigalité, qui s'obtient sans le moindre effort en tournant un
bouton, comme on tourne un robinet. On allait au concert pour écouter
Mozart, Beethoven, Wagner avec ferveur, avec recueillement.
Aujourd'hui on les écoute sans les désirer, en se rasant, en
prenant son bain, en mangeant... Que dis-je ? On n'écoute rien.
C'est un bruit de fond que l'on interrompt pour n'importe quel motif.
Parce que quelqu'un a sonné, parce qu'il faut répondre au
téléphone, partir pour l'atelier ou le bureau, on coupe Debussy ou
Ravel ! C'est une indécence perpétuelle. (...) »
(Le Libraire, p.150)
« (…) Jadis, (…) l'artiste
ambitionnait la gloire qui est longue à venir. Aujourd'hui il
n'ambitionne plus que le succès. Je reconnais que le succès a
l'avantage de la rapidité et qu'il est plus substantiel. Ce n'en est
pas moins une décadence. (...) » (Le Philosophe, p.144)
« (…) Vous ne sauriez
croire, Monsieur, ce qu'on lit maintenant. Depuis qu'une des
Universités parisiennes a sacré Marx, Lenine et Mao auteurs
obligatoires pour l'obtention d'un diplôme de lettres classiques
françaises, depuis que la méditation des bandes dessinées chasse
dans l'enseignement supérieur la connaissance des grands écrivains,
qui formait l'esprit et le caractère, mes rayons sont remplis de
livres sur la drogue, la sexualité, la guerre du Viet Nam, la
prétendue révolution de 68, les miracles de la Chine rouge,
l'avènement fatal du communisme, sans parler des souvenirs de
bagnards, ni des révélations sur les amours des princesses
exotiques. Ce fatras me pèse, mais il me faut bien vendre ce que le
chaland désire acheter. (...) » (Le Libraire, pp.119-120)
« (…) Depuis le saint roi
Louis IX, il existait chez nous des maisons que l'on disait tantôt
closes et tantôt publiques. A la vérité, si les volets étaient
clos, la porte s'ouvrait largement. Les jeunes garçons trouvaient à
l'intérieur des dames aimables, expérimentées et peu vêtues qui
les faisaient monter dans leurs chambres, où, en se jouant, elles
les débarrassaient de leur ignorance et de leurs complexes. A
l'instigation d'une dame qui se disait dépositaire de la conscience
publique, parce qu'elle était puissamment soutenue par un parti né
dans les sacristies, on a fermé ces maisons. Ce qui se faisait à
huis clos, sans bruit et à petit frais, se mime donc aujourd'hui en
public et en musique sur la scène de plusieurs théâtres, se voit
sur les écrans de cinémas et envahit les publications illustrées.
La dame qui a voulu en remontrer à saint Louis a créé dans notre
nation un gigantesque refoulement, que suit tout naturellement un
défoulement compensateur. Il n'y a rien de mystérieux dans ce
phénomène. Saint Louis n'avait pas lu Freud, mais il connaissait
l'humanité et il avait du bon sens. Un autre grand malheur est que
les personnes qui s'exhibent le plus volontiers sans vêtement sur
les plages et même dans la rue, sont loin d'être celles dont la
plastique réjouirait les yeux. (...) » (Le
Philosophe, pp.113-115)
« Ce soir-là, il y eut une
bagarre boulevard Saint-Germain et boulevard Saint-Michel. Des jeunes
gens s'étaient réunis salle de la Mutualité pour flétrir les
actes d'un dictateur africain qui venait de trahir la pensée de
Mao-tse-toung. C'est une des conséquences de la prétendue
information radiophonique et télévisée que chacun se mêle des
affaires de tout le monde, prend parti à propos de n'importe quoi,
se croit instruit de tout et s'imagine posséder une conscience
morale à la dimension des cinq continents. A la sortie, les
auditeurs s'en étaient pris aux gardiens de la paix, qui
prétendaient les empêcher de casser les vitrines. Des cris
assourdis et des bruits de galopade parvenaient à la terrasse du
Flore.
— Ces incidents sont devenus
fréquents, dit le Philosophe, surtout depuis que la France est
réduite à son petit territoire métropolitain. Peut-être les
bagarreurs sont-ils exaspérés de s'y sentir à l'étroit. Je me
demande toutefois si la véritable cause des batailles n'est pas une
obnubilation de la sensibilité. Ces jeunes gens supportent sans gêne
et même avec plaisir les bruits effroyables de la ville, les odeurs
nauséabondes, les éclairages violents et contrastés, qu'ils
considèrent comme la marque de leur temps. Avec la pétarade des
motocyclettes, il leur faut des excitants brutaux, des sons
stridents, des musiques assourdissantes. Il en résulte à coup sûr
une dégénérescence de leur faculté de perception. Aussi, pour la
réveiller, cherchent-ils à se donner des émotions violentes ou
bestiales, telles qu'on en trouve à la guerre. Guerre de rues, sans
doute. Mais guerre. Ils s'y livrent avec d'autant plus d'ardeur que
le monde d'aujourd'hui vit dans l'incohérence et le désordre
mental, comme le montre son incapacité à se donner une morale, une
politique, un idéal, des lois respectées et même de véritables
monnaies. La haute perfection des principes physiques, chimiques,
biologiques passés dans le commun enseignement coïncide avec
l'obscurcissement et le chaos des idées sociales, historiques,
politiques, juridiques, économiques, esthétiques... Il n'y a donc
pas de raison pour que le calme revienne. (...) »
(pp.73-75)
« (…) La plupart de nos
écrits périodiques ne méritent pas d'être lus, de même que les
petites choses qu'ils rapportent ne méritaient pas d'être écrites.
(...) » (Le Philosophe,
p.48)
Quant à l'Ingénu de cette histoire,
c'est un esprit entre deux eaux. Un jeune touriste américain, indien
de la tribu des Hurons enrichi par le pétrole, à la découverte
d'une culture et d'une société qu'il ne comprend pas très bien.
Jeune homme curieux, tiraillé entre sa naïveté et une quête de
vérité devenue plus rare en ce monde que l'or noir ayant fait la
fortune du Huron.
« (…) Le robinet de la
cuisine laissait couler un filet d'eau. Ils prirent rang chez le
plombier qui était vieux et seul, car ses fils et ses apprentis
s'étaient inscrits à Vincennes où ils suivaient des cours de
sociologie. Puis ils allèrent à la Sorbonne. Guy fit, en petit
comité, une leçon brillante, à laquelle avaient aussi travaillé
Toto, Gérard, Michel et Marco. Il fut félicité par le
maître-assistant, auquel il dit honnêtement que c'était une œuvre
collective. Comme l'esprit d'équipe est à la mode, les Cinq furent
donnés en exemple. Ils n'en éprouvèrent qu'un peu de gêne, car
ils n'étaient pas vaniteux et n'aimaient pas qu'on les mît en
avant. » (p.94)
« (…) La vertu, dans les
commencements a besoin d'être soutenue par les suffrages de l'estime
publique. (...) » (p.83)
« (…) Tous les philosophes
en tombent d'accord : pour être heureux et sage, il faut être
sans passions. Le monde n'offre à nos désirs que des objets
trompeurs et périssables. (...) » (p.76)
Très convaincant, ça me donne envie d'en découvrir davantage. Je pense que ce philosophe transmet un grand nombre de propos encore très actuels...
RépondreSupprimerOui, très actuels (comme ceux du "Libraire", d'ailleurs) et validés par les 40 années qui ont suivi la sortie de ce petit livre.
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