Dans ses entretiens avec Robert Mallet,
évoquant « Le petit ami » - son tout premier livre -,
Paul Léautaud admettait l'amoralité de ses écrits, terme
qui comme le suggérait Mallet, définit beaucoup plus justement
l'écriture de Léautaud que l'immoralité, qui induirait pour
sa part une volonté de scandale que Léautaud n'a jamais privilégiée
à sa liberté d'exprimer sa pensée en dehors de toute entrave
morale.
En traitant la mort de son père de la
manière la plus dépourvue de sentimentalisme qui soit, In
Memoriam - second livre de l'écrivain - pousse peut-être plus
loin encore l'amoralité de Léautaud. Dans ce récit, l'écrivain, qui plus d'une
fois a montré sa fascination pour la mort, détaille en effet assez froidement l'agonie de son géniteur, tout en consacrant préalablement une large part de la centaine de pages du récit à se
plonger dans ce qui lui est plus naturel encore : ses souvenirs.
La vie de ce père presque étranger défile sans
amertume, on frise même parfois l'hommage involontaire lorsque
Léautaud dépeint la force de la nature, l'homme à femmes
insatiable que fut ce père à l'article de la mort.
« (…) Il paraît qu'il avait
été irrésistible, que toutes les femmes en étaient amoureuses, et
qu'il eut de ces bonnes fortunes qui comptent dans la vie d'un homme.
Je me souviens d'un dîner d'artistes, il y a une quinzaine d'années,
où quelqu'un le présenta comme ayant eu, en son temps, les plus
jolies femmes de Paris. Pourquoi s'en étonner ? Une dame qui
l'a beaucoup connu m'a raconté, au lendemain de sa mort, que dans
ses beaux jours, qui durèrent longtemps, il lui arrivait souvent de
coucher avec deux femmes à la fois, et de les sauter, comme on dit,
chacune trois ou quatre fois sans se faire prier. En amour, il faut
du sentiment, c'est entendu, mais pas trop. (...) » (pp.11-12)
Mais les souvenirs passés, il ne reste
plus qu'un moribond un peu dégoûtant, et la grande comédie
sociale qui précède le deuil, et l'accompagne jusqu'à ce qu'on se
soit tout à fait lassé de pleurer ce défunt qui ne nous était,
tout compte fait, pas si cher. Et c'est dans cette sincérité crue
et clairement assumée que réside une belle part de l'intérêt de
l’œuvre de Paul Léautaud.
« (…) Rentré à Courbevoie
vers onze heures, je passai la nuit à veiller avec les mêmes
profits que j'ai décrits plus haut. Mon père s'entêtait toujours à
vivre et le lendemain mercredi, dès le matin, pour savoir enfin à
quoi nous en tenir, ma belle-mère et moi, nous fîmes revenir le
médecin. Il constata tout de suite un certain progrès.
L'attouchement d'un œil, le froissement d'un muscle du bras ne
produisirent aucun réflexe. Le cerveau était pris à son tour, plus
aucune sensibilité. Seulement ce cœur, qui continuait à battre
comme un enragé ! Il n'y avait plus qu'à attendre, et pas très
longtemps, assura cet homme.
Attendre ! c'était assez dans
nos moyens, et depuis le dimanche précédent, nous ne faisions guère
autre chose, malgré nos allures dévouées. Nous y ajoutions même
un peu d'impatience, sans trop nous l'avouer. Puisque cela devait si
bien finir, le plus tôt serait le mieux. C'est si vrai, aussi, qu'on
se fait à tout ! Depuis quatre jours que cela durait, nous nous
étions mis à la hauteur, et le temps dégringolait tout de même,
ma belle-mère à son ménage, mon frère à son bureau, et moi assis
commodément à côté de mon père, songeant déjà à ces pages, et
en faisant dans ma tête le meilleur brouillon possible. Et puis,
c'étaient les manèges habituels, que j'avais déjà vus à Calais,
pour la mort de Fanny. Des gens venaient aux nouvelles et il fallait
bien les faire entrer. Un coup d’œil au malade, et l'on s'asseyait
en rond autour du lit, pour bavarder. On parlait bien un peu du
mourant, et de la mort, oui, le premier quart d'heure, mais rien
n'était plus vite épuisé que les sujets éternels, et l'on
arrivait à parler d'autre chose. On allait même jusqu'à rire, ma
parole ! Quel brillant il prenait alors à mes yeux, celui qui
était étendu là, qui ne disait plus rien, qui ne regardait plus
rien, la bouche s'ouvrant seulement automatiquement sous la poussée
de son souffle. C'était donc là toute la douleur des vivants pour
les morts ! (...) » (pp.84-86)
Il est encore achetable ce livre ????
RépondreSupprimerNeuf, je ne pense pas. Mais d'occasion, oui, je l'avais trouvé sans trop de problème il y a 2/3 ans. Il avait été réédité par le Mercure comme tous les autres vers la fin des années 80 / début 90.
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