Les mois passent et je suis toujours
bien en peine de parler de ce livre. Cette confusion commence à
m'être habituelle de la part de ceux qu'on désigne comme les
« Hussards », ce mouvement littéraire apparu à l'aube
des années 50 et qui sur le papier aurait pourtant tout pour me
plaire : des auteurs réputés pour leur style incisif et
concis, leur sens de la formule, des esprits plutôt affranchis des
obsessions et modes de leur époque, etc... Mais après des essais
pas franchement convaincants avec
Roger Nimier ou plus
superficiellement Christian Millau, il me faut admettre que si ces
écrivains me sont a priori plutôt sympathiques en tant qu'hommes,
leurs livres, eux, m'indiffèrent plus ou moins.
Souvent présenté comme le roman
autobiographique d'Antoine Blondin, Monsieur Jadis est d'abord
un roman, une histoire bien structurée qui, même si l'on y retrouve
de manière parcellaire la vie de l'écrivain, semble tout de même
trop arrangée pour être considérée comme un récit purement
autobiographique. En jonglant tout au long du livre entre première
et troisième personne, Blondin se livre malgré tout à une sorte
d'examen de conscience, mais plus qu'une recherche de vérité,
l'auteur semble plus souvent aspirer à une certaine forme de beauté
narrative, beauté qu'il parvient assurément à trouver.
« (…) Monsieur Jadis était
encore à l'âge où l'on croit que l'espérance est belle sous les
pas d'un promeneur, à minuit. Il attendait beaucoup de cette liberté
mauve qui s'installe le soir, fertile en rencontres nouvelles et
passagères, où l'on mène une partie d'où sont exclues les petites
cartes de la vie quotidienne. Là, il retrouvait l'usage de ses
atouts majeurs, préservés de la corruption des jours qui se
ressemblent et du démenti qu'ils apportent. Il était à son aise
dans ces représentations sans lendemain dont le vernis est chaque
fois rafraîchi. En somme, ce qu'il appréciait le plus chez les
inconnus, c'était que ceux-ci ne le connaissait pas. (…) »
(p.26)
« (…) Devant ce qui se
présente, je ne suis jamais neuf. C'est sans doute pourquoi
j'entreprends peu de choses. (...) » (p.13)
« (…) C'est l'avantage des
comparses qu'ils favorisent ces mutations, ces promenades dans des
lopins de soi-même inexplorés, alors que les êtres les plus
proches vous pétrifient par l'opinion qu'ils se sont faite de vous.
(...) » (p.40)
Car Antoine Blondin, l'air de rien, est
un styliste. Mais l'air de rien, aussi, et bien que n'étant pas de
ceux qui admirent inconsidérément l'exercice - à une ou deux
exceptions près -, le style de Blondin m'est agréable ; et de
cet aveu, je finirais par m'étonner si je ne trouvais un autre
charme, plus fondamental, à ce livre. Car outre la fluidité de la
langue, son esthétisme sobre et ce que je serais tenté de qualifier
de quasi perfection formelle sans vouloir faire écho à un
écrivain contemporain récemment bien vilipendé, le livre de
Blondin est aussi le tableau d'une époque restituée avec sans doute
assez peu de fantaisie.
Les errances de Monsieur Jadis de
bistrots en cellules de dégrisement sont ainsi le véhicule d'une
visite dans le Saint-Germain-des-Prés des années 50, dans un Paris
où la vie semblait moins artificielle et creuse qu'aujourd'hui,
moins aseptisée aussi ; où les hommes et plus particulièrement
les écrivains se distinguaient les uns des autres par une
personnalité qui n'était pas seulement une posture dictée par la
perversion d'un système médiatique omnipotent. Blondin, dans ce
livre, et peut-être sans vraiment le chercher, exalte une France
pittoresque à travers des personnages truculents, chaleureux, qui
rappellent ces figures singulières dont sans doute chacun de nous
peut encore trouver un exemple dans ses archives familiales. Au côté
de sa pauvre mère dépeinte comme une femme un peu loufoque et
gentiment désinvolte, et de Popo la clocharde érudite à la verve
intarissable, Blondin brosse également les portraits à la fois
réalistes et fantasques de deux figures littéraires de son
entourage, Roger Nimier – son complice et ami fidèle jusqu'à la
mort – et Albert Vidalie dont l'éloquence et la passion pour la
chose militaire – et Napoléon en particulier – rappelle les
envolées lyriques avinées de Jean Gabin dans la version
cinématographique « audiardisée » du classique de
Blondin, Un singe en hiver.
« (…) Monsieur Jadis débordait
de gratitude pour un ami dont le seul défaut était celui de la
cuirasse, tenait précisément à cette carapace où il se dérobait.
Il se dit qu'il y avait du homard dans son cas.
— Tâche de te tenir à table,
conclut Roger. Elles ont huit et neuf ans, ne l'oublie pas. Évite de
proférer des gros mots comme travail, famille, vaisselle ; ne
les fais pas trop rire, ça vieillit les enfants... Et puis ferme la
porte derrière toi en partant et rentre tirer un coup à ton hôtel.
Cette nuit, pour les natures un peu sociables, il descend des créatures
dans toutes les cheminées. (...) » (pp.120-121)
« (…) Depuis le matin,
j'avais senti qu'une catastrophe – à notre mesure – se tramait
quelque part. Mon anxiété venait d'être prise à contre-pied :
ce n'était pas du côté d'Odile qu'habitait le danger, ce piège
qui se referme sur une journée mal engagée pour en faire un
cauchemar, c'était chez Albert, c'était donc chez moi.
— Quand il est entré, enchaîna
Jean-Claude, il n'était pas au maximum de sa férocité, mais il
fredonnait ses marches militaires, qui lui réussissent généralement
moins bien que ses chansons de matelots : « On leur
percera le flanc, ran-tan-plan... », si vous voyez ce que je
veux dire. Il avait harponné ma préposée et la sommait de jouer
les Batteries de l'Empire, disque admirable si on l'accompagne d'un
Black-Velvet ou d'un Bloody-Mary et que nous ne passons qu'à cinq
heures du matin pour mettre en déroute la gueule de bois. Je n'avais
pas compris qu'Albert avançait beaucoup. Au troisième beaujolais,
il s'est lancé dans un récit ébouriffant de la bataille
d'Austerlitz (il faudra que je lui demande de me le refaire une autre
fois). J'avais ici, sans m'en douter, des Provençaux, des Basques,
des Normands en haleine, il te les a mobilisés dans la
fascination... C'était le charivari par les augustes, mais chacun,
le plus sérieusement du monde, revendiquait un rôle dans la parade.
Trop sérieusement même... car, à cette table, il y avait également
nos copains sénégalais qui piaffaient d'impatience glorieuse et
d'héroïsme contenu. Quand Albert a terminé la fameuse tirade :
« Vous pourrez dire que vous étiez à Austerlitz et l'on vous
répondra : voilà un brave ! », ils n'ont plus pu
tenir ; ils ont délégué un porte parole : « Et
nous, où est-ce qu'on était ? » Vidalie l'a regardé en
faisant la moue et lui a balancé tout crûment : « A la
roulante. » L'autre a marqué un temps d'arrêt. Sous l'effet
du dépit, j'ai cru d'abord qu'il allait éclater en sanglots ;
puis il a insisté, de plus en plus provocant : « Répète,
répète un peu qu'on était à la roulante, et peut-être même pas
à Austerlitz si ça se trouve ? » Le père Albert n'y est
pas allé par quatre chemins : « C'est déjà bien beau,
a-t-il dit ; à l'époque, vous étiez encore en esclavage. »
Il n'avait pas achevé qu'ils lui sont tombé dessus. Mêlée
générale... Sans qu'on ait pu intervenir, il s'est retrouvé dans
la rue, une lame à la main, celle du gros couteau de paysan qui lui
sert à tremper la soupe. Le malheur a voulu que les flics
l'interpellent à ce moment-là ; se croyant toujours menacé,
il s'est retourné contre eux. Résultat : l'Empereur est
prisonnier ! (...) » (pp.91-92)
Une belle part du charme de ce livre
réside à mon sens dans cette combinaison de truculence et de
mélancolie ; mélancolie d'un homme qui se retourne sur une vie qu'il
n'a pas l'impression d'avoir vraiment vécue, et mélancolie de son
lecteur, qui s'imprègne d'un passé, d'une époque qu'il aurait
certainement moins méprisé que la sienne.
« (…) Ce fut le bonheur
conjugal, particulièrement tolérable en échantillons. Ils vécurent
l'existence multiple du voyageur qui peut choisir ses comparses « à
la carte » et un décor selon humeur. Ainsi la saveur de chaque
journée renouvelait-elle ce couple dont les états d'âme n'étaient
plus nourris que de paysages et de rencontres. (...) » (p.102)
« (…) La vieille Angleterre
commençait à dégrafer son corset. Son débraillé fit d'abord mal
à des cœurs qui l'admiraient. Son génie ne s'exprimait plus guère,
cette année-là, que par des poètes blasphémateurs et des galopins
aux cheveux longs. Les Anglais, qui cultivent le respect de la
personnalité avec autant de soin que le gazon domestique, se
donnaient les gants de l'indifférence, oubliant simplement que le
gazon, ils le tondent. Londres, en particulier, avaient pris un
sérieux coup de jeune et s'en remettait mal. Elle offrait l'image
d'une ville gamine abandonnée par ses parents et livrée par une
monstrueuse surprise-partie aux extravagances de baronets en
haillons. Les douairières s'exilaient pour des week-ends de huit
jours, les lords gardaient la Chambre ou s'enfouissaient la tête
dans les bunkers des terrains de golf, les majors proclamaient qu'ils
étaient prêts à rempiler dans l'armée des Indes, mais précisément
il n'y avait plus d'Indes. Cette cité qu'on devinait dure, précise,
âpre, se drapait ingénument dans un cotillon court-vêtu, qui
ébranlait les arêtes gothiques de Westminster ou celles du
Parlement et accentuait la réprobation au fronton des immeubles en
forme de coffres-forts qui s'infléchissent sur le Strand. Une
civilisation tremblait donc sur ses bases dans la splendeur violente
du néon, mais la bedaine altière de la cathédrale Saint-Paul, dans
sa ceinture de ruines, était toujours là pour attester la pérennité
des institutions sous la vanité des catastrophes. Le bar du Ritz
également. (...) » (pp.196-197)