Depuis quelques années, il n'est pas une sortie télévisée ou radiophonique de Richard Millet qui ne soit suivie d'un concert d'indignation des gens bien comme il faut. « Comment a-t-il pu dire cela ? », s'interroge-t-on dans les journaux bien comme il faut. Comment ? A une époque où l'habit fait le rebelle, on n'a plus tellement l'habitude d'entendre des opinions divergentes. Dans un monde uniformisé d'un océan à l'autre, l'idée qu'on puisse conserver un vif attachement à son terroir et à ce que l'on est ou plutôt ce que l'on fut est devenue parfaitement intolérable, et dans cette lutte à un contre des millions, Richard Millet – qui au fond ne dit rien d'autre que son attachement à ce que son pays a pu être – ne sera sans doute bientôt plus qu'un souvenir dans le « paysage audiovisuel », sans que personne ne se demande comment on a pu faire cela.
Richard Millet n'a pourtant pas toujours été cet ignoble rétrograde, du moins il n'a pas toujours aussi clairement affiché cet esprit retors aux préceptes de son temps. Il fut même, de l'avis de gens bien comme il faut, un écrivain contemporain de talent, ce qui est suffisamment rare pour friser l'oxymore. Mais ça, c'était avant, et on le déplore. A croire que les gens bien comme il faut, eux aussi, peuvent sombrer dans la nostalgie.
Richard Millet aurait donc changé ? Pas tant que ça en réalité. Dans Le goût des femmes laides, en tout cas, les entorses à la béatitude obligatoire ne sont pas si rares. Un exemple ?
« Je ne prévoyais bien sûr pas les déviations des manières de penser contemporaines pour qui, aujourd'hui, tout est beau, au moins moralement : une dignité de façade, égalitaire et hypocrite, qui fait non pas trouver réellement beaux les disgraciés, les obèses, les handicapés, les mongoliens, sur les amours desquels je n'aurais jamais pensé qu'on se pencherait un jour avec une curiosité d'ethnologues attendris, mais leur octroie une beauté plastique, il faut bien le dire, et j'en savais quelque chose, pour avoir surpris, à Siom, des accouplements de la sorte, ou contre nature, et les renvoie, ces éclopés, ces avortons, ces demeurés, à la solitude d'une compassion obligée, ou de prétendu respect. Le visage est aujourd'hui la place forte d'une identité partout ailleurs battue en brèche, et attenter au visage un délit qui rendra bientôt la littérature impossible, soutient ma sœur, grande lectrice de Voltaire et qui voit se réduire peu à peu cette forme civilisée de l'insulte qu'est l'ironie. » (pp.86-87)
Comment les gens bien comme il faut peuvent-ils ne pas se sentir montrés du doigt par ces quelques lignes ?
Au-delà de la subtilité de son analyse des mœurs modernes, cet extrait est également représentatif du style de Richard Millet, au travers duquel transparaît tant son érudition que – revers de la médaille – la relative incapacité qu'il a à exprimer ses idées de manière concise et simple. Sans pour autant être indigeste, sa syntaxe est assez lourde ; l'usage de la parenthèse et des propositions multiples est quasi la règle : la phrase courte n'est clairement pas son truc.
Mais contrairement à bien des écrivains d'aujourd'hui, à la forme relativement lourde de l'écriture de Millet s'ajoute un fond solide. Et de ce point de vue, l'écrivain ne fait pas dans la dentelle. Il vise souvent juste dans ce qu'il dénonce et l'exprime avec beaucoup de précision. Ainsi, par exemple, définit-il l'écrivain moderne :
« (…) un personnage sans importance, récupéré par l'ordre social, et mis en pièce par ces ultimes prédatrices que sont les femmes, lectrices, mères, amantes, veuves ou filles. » (pp.115-116)
Et bien évidemment, lorsque Millet traite le sujet central de ce roman publié en 2005, à savoir la construction d'un homme obsédé par sa laideur, et son rapport aux autres, et particulièrement aux femmes, l'écrivain ne manque pas plus de ressource. Si le propos de son narrateur est parfois usant par le ton un peu geignard qu'il emploie à force d'évoquer sa laideur, ses analyses, elles, font mouche, heurtant ici encore plus ou moins vivement quelques grandes certitudes de notre époque.
« (...) Dès lors la conversation était close, l'honneur sauf, la domination féminine rétablie, puisque ce sont les femmes qui, plus ou moins secrètement mais avec une volonté de mettre fin à ce secret et à cette discrétion par un principe légal d'égalité, règnent sur le monde – qui sont le monde, pourrait-on dire, en ce début de millénaire où il leur est possible de se reproduire sans l'intervention directe du mâle, tout souci de filiation, de nom, de famille étant désormais obsolète, l'eugénisme devenant une affaire de femmes, et les hommes ne vivant plus que dans leur propre reflet, dans le regard des autres, des femmes notamment, les sexes étant plus isolés que jamais, par-delà la laideur et la beauté, mais les laids et les beaux plus encore, parce que rares, objets de répulsion ou de convoitise extrêmes. » (pp.147-148)
Un autre exemple de cette écriture assez grasse, mais qui ne sacrifie jamais le fond à la forme. Mais Richard Millet sait aussi faire court et direct :
« (…) toute vie est une plus ou moins lente façon de se résigner à ce qu'on est. (...) »
Une leçon sur laquelle les gens bien comme il faut pourraient peut-être se pencher, entre deux indignations ?
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