« (...) Les ennemis du culte spectaculaire, hélas, sont en général presque aussi dérisoires que le Spectacle lui-même. De temps en temps, on organise sur eux de grandes enquêtes. On montre des émissions, par exemple, sur une peuplade bizarre, ultra-minoritaire et surtout exaspérante : les gens qui n'ont pas de poste de télévision chez eux. On les baptise « téléphobes » parce qu'il est essentiel de ne pas laisser croire qu'il pourrait s'agir de simples indifférents, d'agnostiques paisibles, détachés ; leur non-pratique de la télé ne peut être qu'une névrose, une maladie pernicieuse, le résultat d'une étrange « phobie ». On leur demande comment ils font, comment ils peuvent vivre sans images à domicile. Ils répondent que ça va, merci, qu'ils tiennent le coup, qu'ils voient des amis, qu'ils sortent, etc. Mais ils disent cela, en général, avec une fatuité qui prouve à quel point eux-mêmes sont convaincus de l'anomalie de leur position, et persuadés qu'ils ne pourront pas continuer à s'y tenir éternellement.
Ainsi notre monde s'interroge-t-il sur ses propres abstentionnistes à la façon dont la raison instituée, satisfaite et en même temps inquiète d'elle-même, pour se rassurer sur sa légitimité, se penche sur le mystère de la folie.
On pourrait si facilement vivre sans le Spectacle que ce serait épouvantable si un pareil secret de polichinelle venait à être connu de tous. Il convient donc de l'éventer, avant qu'il ne fasse des ravages, et pour le réduire à néant.
La plus belle ruse de cet univers, c'est de nous faire croire qu'il existe. »
Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; éditions Les Belles Lettres.
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