En littérature, il est des écrivains bien nés, et des écrivains pas nés du tout. Certains ont la plume aristocratique, d'autres dégoisent comme le peuple. Et puis il y a Henri Calet, un écrivain pas né du tout, à la plume aristocratique, ou tout au moins, distinguée. Calet n'en fait jamais trop, sa prose se contente d'être élégante, légère, et incomparablement distanciée sur les choses comme sur lui-même ; Calet excelle incontestablement dans l'art d'observer et restituer avec justesse, sans les excès des uns ou les affectations des autres, et sans les partis pris des uns comme des autres.
Alors quand Calet s'essaie à une vie de chroniqueur mondain, le ton ne vire pas plus au panégyrique qu'à la diatribe. L'écrivain a trop conscience de l'insignifiance des choses pour prendre parti, et trancher entre le blanc et le noir. Parfois, il se laisse aller à une critique des mœurs bourgeoises de ses hôtes, pour s'amuser quelques lignes plus loin de l'attrait que tout ce joli monde peut avoir sur lui, malgré lui.
« (…) Ces beaux quartiers m'ont toujours donné des pensées saugrenues et contradictoires. Ils sont, en définitive, l’œuvre des riches, des gens de goût, des aristocrates. Ce n'est pas le mot œuvre qui convient ici. Disons que les riches sont le cerveau ; nous nous chargeons de fournir les bras. C'est à eux que revient l'initiative de ces places, de ces perspectives, de ces avenues, de ces palais. Seuls, nous n'y aurions sans doute jamais songé ; il est des plus probable que nous croupirions encore dans nos huttes d'antan.
Les puissants, on les envie, on les hait, on essaie de les déposséder, de prendre leur place... Ce n'est pas chose commode. Il est arrivé exceptionnellement qu'on les a décapités, mais les têtes ont repoussé. Les H.P. demeurent, et nous restons dans nos régions. Confessons-le : nous sommes assez fiers de cette richesse qui n'est pas à nous.
Il me souvient de certaines balades que j'ai faites par là, jadis, en compagnie de mon père. Nous en venions toujours au même petit passe-temps qui consistait à estimer le nombre de ces propriétaires d'H.P. et nous nous amusions à évaluer ce que pouvait être leur fortune commune.
Que l'on ne me prête pas des opinions extrémistes que j'ai dû perdre en chemin. Grâce à nos riches, nous avons une ville propre et monumentale où il nous est tout de même permis de faire de jolies excursions.
D'ailleurs, nous avons aussi notre raison d'être. En jouant convenablement notre rôle d'ilotes involontaires, ne redonnons-nous pas aux « heureux » le goût de l'existence ? Sans nous, ils risqueraient d'être encore bien plus à plaindre. Ce que je cherche ainsi à mettre en évidence, c'est l'utilité adventice des pauvres en tant que repoussoirs. Dans un ordre de conjectures à peu près analogue, on pourrait parler de la nécessité des fous, sans qui il ne nous serait jamais possible de savoir si nous sommes ou non des êtres normaux. (...) » (pp.45-46)
« Il m'advenait une chose singulière. Ma personne, mon âme si l'on préfère, était le lieu d'un avatar. J'étais presque devenu un homme différent de moi-même. Loin des espaces de la Muette, ou de l'Etoile ou de la place Vendôme, j'étais mal en train. Je vivais tout entier dans le grand monde, je partageais ses préoccupations. En dehors de cela, plus rien ne comptais pour moi. C'est un dépaysement à rebours que je ressentais : j'étais chez moi chez les autres. J'éprouvais une sensation de chagrin confus quand, en autobus, je passais de leur secteur au mien. Il fallait à mon sang l'air de Passy. Je tendais à me policer ; je crois même que je me pommadais un peu. Il me venait des talons rouges partout. Le moindre contact avec la triste médiocrité des indigènes de nos quartiers me troublait profondément. Ainsi, je me rappelle qu'un jour, dans le « 48 » (direction : Porte de Vanves), au sortir de je ne sais quel boudoir, une grosse femme m'a dit :
— Pardon, mon pauvre monsieur, si je marche sur vos panards.
Tel était quasiment mon parler, à moi aussi, quelque temps auparavant. La meilleure méthode pour lutter efficacement contre les mauvaises influences du sol natal, était de m'élever sans cesse, moralement, intellectuellement, vestimentairement. (...) » (pp.80-81)
En une centaine de pages, Henri Calet s'échoue d'hôtel particulier en hôtel particulier. Les hôtes qui lui font la faveur de le recevoir sont des gens pressés, désabusés et insatisfaits de leur condition. Ce sont aussi des gens modestes, qui ne donnent que de petites réceptions de quelques dizaines d'invités, parce que leurs demeures sont trop exigües, et que les temps changent. On se plaint beaucoup, on médit sur les autres, on calomnie parfois, bref, on joue la comédie de la vie et les rôles ne sont pas bien différents des croquants du quatorzième ou d'ailleurs, seuls les atours et les codes changent, mais ils suffisent à séparer, à distinguer.
« (...) Il était évident que j'avais peu de chances de faire figure dans cette société. Avant tout, il me manque une décoration, Légion d'honneur ou autre faveur. Si encore j'étais sodomite, un tant soit peu... Non, de quelque côté que l'on me considère, je n'ai rien pour moi. (...) »
« (…) La duchesse, grande, maigre, myope, très apprêtée, fardée, m'a accueilli le chapeau sur la tête, comme si elle était sur le point de sortir. Sans perdre de temps, elle m'a présenté une longue suite de récriminations, mais sur un ton plutôt gentil.
— Depuis la guerre, on remarque un retour à la simplicité. Il y a moins de plats à table. Les fournisseurs vous tendent la main les premiers. Moi, je leur fais un petit geste de la main, « Bonjour », je ne peux pas leur tendre la main. C'est la démocratisation. J'ai vu des femmes très bien serrer la main à ma femme de chambre. Dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne parleront plus à la troisième personne, ils vous diront : vous.
En peu de mots, elle avait dessiné les grandes lignes d'un univers de catastrophe. Et qui eût pu lui garantir que dans vingt-cinq ans d'ici, les domestiques ne vous diraient pas : tu ? Qui sait même si cette engeance existerait encore ? Il valait mieux n'y point trop penser. (…) » (pp.108-109)
« (…) Une pimpante secrétaire est venue me questionner. Peut-être pensait-elle que je me mettais sur les rangs en vue d'occuper quelque poste vacant. Sa curiosité était assez agaçante. Qu'avais-je fait dans la vie jusque là ? Une vie, c'est bien long à recommencer, de vive voix. Quelles étaient mes occupations du moment ? Cela aussi, c'était difficile à définir : je me livre à différentes petites besognes, pas très précises ; je fatrasse... Mais qu'avait-elle à m'interroger de la sorte ? Allait-elle exiger des certificats ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que je faisais dans cette fabrique ? (...) » (pp.81-82)
« (…) tout le monde paraissait pressé ; l'un avait un dîner, l'autre une générale. Ultérieurement, j'ai reconnu souvent sur les figures de ces gens une même expression d'affolement de bête traquée : ils n'ont jamais le temps : un dîner, une générale, un dîner... (...) » (p.48)
Chez Calet, il n'y a de toute évidence pas les bons d'un côté et les mauvais de l'autre, il n'y a ni bons ni mauvais ; il y a des observations, des anecdotes, des vétilles qui meublent la vie, cette vie que la plupart des gens prennent tant au sérieux. Et ces petits riens, Calet les agglomère dans une atmosphère dont lui seul a la clé, un Paris des années 50 sur lequel il a refermé la porte en sortant du décor, aussi discrètement qu'il y était entré.
« (...) Elle m'a paru belle, mais je ne suis pas grand connaisseur... Le plus souvent, j'oublie de dévisager mes interlocutrices, je ne les vois pas ; je suis certainement ailleurs, mais où ? En y repensant, il me paraît que Mme M... n'avait plus que la beauté de la seconde jeunesse et qu'elle tâchait de la retenir, pour autant que ce soit faisable. (...) » (pp.46-47)
« (…) Ç'a été une bonne minute. Elle s'est inquiétée de ma santé. Le sujet m'est agréable ; je m'étends volontiers dessus. (...) » (p.99)