Dans son avant-propos, Jacques Bainville (1879-1936) confesse qu'il n'aimait pas l'Histoire à l'école ; comme sans doute bien d'autres écoliers, et je sais de quoi je parle... Il faut dire que cette matière – pourtant essentielle à qui souhaite comprendre un minimum d'où il vient – n'a rien d'attrayant lorsqu'on la résume à un enchevêtrement de dates à apprendre par cœur. Mais dès lors qu'on situe les choses dans un contexte précis, dans un enchaînement d'évènements liés, avec le recul, par une logique dans la plupart des cas implacable, alors les dates deviennent secondaires, et l'Histoire défile, limpide tout en se complexifiant des dimensions politique et humaine sans lesquelles ces vingts derniers siècles n'ont que peu de sens.
Cette œuvre colossale et ce prodige, Jacques Bainville les livrait après seulement deux années d'écriture. Résumer plus de 2000 ans en moins de 600 pages n'est déjà pas une mince affaire, mais par son style vif et sobre, l'historien parvenait par dessus le marché à en faire un récit haletant de la première à la dernière page. De l'occupation romaine (rapidement survolée) aux lendemains du traité de Versailles, de l'avènement de Clovis à la Troisième République déclinante, l'historien nous éclaire sur des évènements trop sommairement réduits à des dates sur les tableaux noirs de notre enfance.
Jacques Bainville, académicien et journaliste à l'Action française, était un intellectuel aux convictions politiques fortes. Mais s'il s'autorise souvent à rectifier ça et là des erreurs d'analyse trop ressassées à son goût par certains de ses confrères, ce fervent monarchiste n'en est pas pour autant un idéologue exalté. Comme l'indique Antoine Prost dans sa préface, l'Histoire de France de Bainville est avant toute chose une œuvre d'analyste. Et si parti pris il y a, il est toujours étayé par le raisonnement, jamais par la passion.
Ainsi, si le bilan qu'il dresse de la Révolution est loin d'être aussi positif et glorieux que la version un brin manichéenne des manuels de l'école républicaine, l'inclination de Jacques Bainville pour l'autorité – il défend tout au long du livre l'idée d'autorité bienveillante, rempart le plus efficace à ses yeux pour protéger le peuple des périls auxquels il est naturellement exposé – son inclination pour l'autorité, donc, ne le mène pas pour autant au panégyrique de l'œuvre de Napoléon, et sa critique, entre autre, du règne de Louis XVI ou de la régence de Philippe d'Orléans (et à travers elle, les dispositions prises par Louis XIV peu avant sa mort afin de limiter les pouvoirs du duc d'Orléans dont il se méfiait), sa critique des monarques n'est donc pas non plus particulièrement indulgente.
Rédigé dans les années 20, le livre s'arrête par conséquent à l'entre-deux-guerres, et on regrette que Bainville n'ait pu vivre un peu davantage, ne serait-ce que pour nous livrer son analyse de la seconde guerre mondiale. Avec un peu plus de gourmandise, on songerait à lire son éclairage sur notre époque, les conséquences des décisions ou des renoncements de nos gouvernants, lui qu'un biographe désignait comme « l'historien de l'avenir », non sans raison, puisqu'il avait vu, dès les lendemains de la première guerre mondiale, le conflit qui devait embraser à nouveau l'Europe deux décennies plus tard, sans parler des évènements qui surviendraient bien plus tard (Yougoslavie, Tchécoslovaquie...).
Comme le note l'éditeur Jean-Claude Zylberstein dans sa présentation de l'édition Texto (dont on pourra déplorer l'accumulation de coquilles dans la reproduction du texte), comme il le relève donc si justement, « il se produit pour le lecteur contemporain une sorte de prodige : c'est que l'on se sent au fil des pages d'abord content, puis heureux et enfin quasiment ému d'être français », rappelant au paragraphe suivant que le sentiment nationaliste « ne conduit pas nécessairement au fascisme, moins encore à l'antisémitisme ou à la xénophobie ». Et il n'est pas inutile de le préciser, par les temps qui courent.
« (…) Au moment où le chef gaulois fut mis à mort après le triomphe de César (51 avant l'ère chrétienne), aucune comparaison n'était possible entre la civilisation romaine et cette pauvre civilisation gauloise, qui ne connaissait même pas l'écriture, dont la religion était restée aux sacrifices humains. A cette conquête, nous devons presque tout. Elle fut rude : César avait été cruel, impitoyable. La civilisation a été imposée à nos ancêtre par le fer et par le feu et elle a été payée par beaucoup de sang. Elle nous a été apportée par la violence. Si nous sommes devenus des civilisés supérieurs, si nous avons eu, sur les autres peuples, une avance considérable, c'est à la force que nous le devons. (...) » (p.24)
« De tout temps la politique s'est faite avec des sentiments et avec des idées. Et il a fallu, à toutes les époques, que les peuples, pour être gouvernés, fussent consentants. (…) » (p.43)
« (…) Depuis les destructions et la désolation du dixième siècle, des richesses s'étaient reconstituées, la société tendait à se régulariser. Aux siècles précédents, la ruine de l'ordre et de la sécurité avait poussé les petits et les faibles à se livrer à des personnages puissants ou énergiques en échange de leur protection. Les circonstances avaient changé. La preuve que le régime féodal avait été bienfaisant, c'est qu'à l'abri des châteaux forts une classe moyenne s'était reformée par le travail et par l'épargne. Alors cette classe moyenne devint sensible aux abus de la féodalité. La dépendance ne lui fut pas moins insupportable que les petites guerres, les brigandages, les exactions. On avait recherché la protection des seigneurs pour être à l'abri des pirates : on voulut des droits civils et politiques dès que la protection fut moins nécessaire. La prospérité rendit le goût des libertés et le moyen de les acquérir. Ce qu'on appelle la révolution communale fut, comme toutes les révolutions, un effet de l'enrichissement, car les richesses donnent la force et c'est quand les hommes commencent à se sentir sûrs du lendemain que la liberté commence aussi à avoir du prix pour eux. (...) » (p.65)
« (…) Les hommes les plus habiles ne peuvent pas tout calculer. Un des grands enseignements de l'histoire, c'est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d'avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu'imprévues. (...) » (p.110)
« (…) Toute guerre civile est une guerre d'idées où se mêlent des intérêts. (...) » (p.114)
« (…) « Louis XVI, dit admirablement Sainte-Beuve, n'était qu'un homme de bien exposé sur un trône et s'y sentant mal à l'aise. Par une succession d'essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. » Car, ajoutait Sainte-Beuve, « le bien, pour être autre chose qu'un rêve, a besoin d'être organisé, et cette organisation a besoin d'une tête, ministre ou souverain... Cela manqua entièrement durant les quinze années d'essai et de tâtonnements accordées à Louis XVI. Les personnages, même les meilleurs, qu'il voulut se donner d'abord pour auxiliaires et collaborateurs dans son sincère amour du peuple étaient imbus des principes, des lumières sans doute, mais aussi, à un haut degré, des préjugés du siècle, dont le fond était une excessive confiance dans la nature humaine. » (...) » (p.306)
« (…) L'insurrection qui éclata alors à Paris et qui fut pleinement victorieuse n'était pas ce que rêvaient les modérés, les bourgeois qui formaient la majorité de l'Assemblée et qui avaient conduit dans le pays le mouvement en faveur des réformes. Ce n'était pas la partie la plus recommandable de la population, ce n'étaient même pas des électeurs qui s'étaient emparés de fusils et de canons à l'hôtel des Invalides, qui, le 14 juillet, avaient pris la Bastille, massacré son gouverneur de Launay et promené sa tête à travers les rues ainsi que celle du prévôt des marchands Flesselles. D'ordinaire, la bourgeoisie française a peu de goût pour les désordres de ce genre et il faut avouer qu'aux premières nouvelles qu'on en eut, l'Assemblée de Versailles fut consternée. C'est après seulement que la prise de la Bastille est devenue un événement glorieux et symbolique. Mais il n'est guère douteux que cette insurrection, qui déchaînait des passions dangereuses, ait été à tout le moins encouragée par ceux qu'on appelait déjà des « capitalistes », par des hommes qui, au fond, tenaient surtout à l'ordre, représenté pour eux par le paiement régulier de la rente et pour qui le départ de Necker était synonyme de banqueroute. Necker fut rappelé, puisque son nom était pour les rentiers comme un fétiche. Mais déjà la matière avec laquelle on les paie s'envolait. (...) » (pp.329-330)
« (…) Mirabeau avait aperçu, il avait prophétisé à la Constituante que notre âge serait celui de guerres « plus ambitieuses, plus barbares » que les autres. Il redoutait le cosmopolitisme des hommes de la Révolution, qui tendait à désarmer la France ; leur esprit de propagande qui tendait à la lancer dans les aventures extérieures ; leur ignorance de la politique internationale qui les jetterait tête baissée dans un conflit avec toute l'Europe ; leurs illusions sur les autres et sur eux-mêmes, car, s'imaginant partir pour une croisade, ils confondraient vite l'affranchissement et la conquête et provoqueraient la coalition des peuples, pire que celle des rois. Mirabeau avait vu juste. (...) » (pp.355-356)
« (…) La démocratie française, indifférente aux évènements lointains, vivait dans une telle quiétude que c'est à peine si elle remarqua l'ultimatum de l'Autriche à la Serbie. Pas plus que du tragique « fait divers » de Sarajevo, la foule n'en tira de conséquences. Au fond, elle croyait la guerre impossible, comme un phénomène d'un autre âge, aboli par le progrès. Elle se figurait volontiers que, si Guillaume II et les officiers prussiens en avaient le désir, le peuple allemand ne les suivrait pas. Dix jours plus tard, la guerre la plus terrible des temps modernes éclatait. (…) » (pp.540-541)
« (…) Les difficultés financières, lorsqu'elles sont très graves, deviennent des difficultés politiques : nous l'avons vu à la fin de l'ancien régime et sous la Révolution. La question des impôts, lorsque l'imposition doit être très lourde, est redoutable parce qu'elle provoque des résistances et favorise la démagogie : c'est le cas qui s'est présenté à plus d'un moment de notre histoire. Un gouvernement faible est tenté par l'expédient trop facile des assignats, qui provoque la ruine. D'autre part, compter sur les sacrifices raisonnés et volontaires de toutes les parties de la nation est bien chanceux. D'après l'expérience des siècles passés, on peut se demander si la question d'argent ne sera pas, pendant assez longtemps, à la base de la politique, si, au-dedans et au-dehors, notre politique n'en dépendra pas, si, enfin, le pouvoir ne tendra pas à se renforcer et à sortir des règles de la démocratie parlementaire pour soustraire les mesures de salut public à la discussion. (...) » (pp.565-566)