29 octobre 2011

STENDHAL : Souvenirs d'égotisme

En tant qu'écrivain, Stendhal s'est essayé à bien des registres. Le plus connu étant évidemment le roman, avec des œuvres majeures de la littérature française du XIXème siècle comme Le rouge et le noir et La chartreuse de Parme, réputées pour leur sobriété d'écriture peu commune à une époque où la mode était plutôt au style ouvragé et aux longs paragraphes descriptifs.

Stendhal fut également diariste, un exercice qui répondait parfaitement à sa recherche de vérité, une vérité de l'instant ; son journal, réédité récemment, couvre une vingtaine d'années. 

Stendhal fut également critique d'art et essayiste, mais il fut aussi - et j'ai envie de dire surtout - un fameux autobiographe ; deux ouvrages sont restés de cette introspection sans complaisance. Souvenirs d'égotisme précède Vie de Henry Brulard, mais s'attarde sur une période alors récente de la vie de Stendhal lorsqu'il se pencha sur son écriture ; le second ouvrage remontant quant à lui bien plus loin, dans l'enfance de l'écrivain.

Son souci de vérité, Stendhal tente de le maintenir de la première à la dernière ligne de ces Souvenirs d'égotisme. Il se le rappelle tout au long du texte, fait l'autocritique de son style dépouillé qu'il juge parfois maladroit tout en se refusant à en corriger un mot. La spontanéité est l'un des moyens d'accès à cette vérité qu'il traque dans tous les replis de son existence, et à commencer par ses relations avec les femmes. 

Dans ce domaine, l'auteur ne cherche pas à falsifier les choses, il parle sans artifice de ses aventures légères ou moralement douteuses, de la même manière qu'il décrit de manière quasi clinique son mal-être de ne pouvoir plaire à la seule qui compte à ses yeux. Sans la nommer et sans s'apitoyer, Stendhal parle ni plus ni moins que de sa dépression.

« (...) J'ai bien peu de souvenirs de ces jours qui tous se ressemblaient. Tout ce qui plaît à Paris me faisait horreur. Libéral moi-même, je trouvais les libéraux outrageusement niais. Enfin, je vois que j'ai conservé un souvenir triste et offensant pour moi de tout ce que je voyais alors. (...) »

Cette relation aux femmes donne lieu à des formules assez savoureuses de lucidité, de cruelle lucidité, à son égard comme à celui de ses maitresses :

« (...) Le fait est que je ne l'aimais pas assez pour oublier que je ne suis pas beau. (...) »

« (...) En 1817, j'avais été très amoureux d'Anette pendant 15 jours; après quoi, je lui avais trouvé des idées étroites et parisiennes. C'est pour moi le plus grand remède à l'amour. (...) »

« (...) Mme Périer s'est attachée à moi comme une huître, me chargeant à tout jamais de la responsabilité de son sort. Mme Périer avait toutes les vertus et assez de raison et d'amabilité. J'ai été obligé de me brouiller pour me délivrer de cette huître ennuyeusement attachée à la carène de mon vaisseau, et qui bon gré mal gré me rendait responsable de tout son bonheur à venir. Chose effroyable ! (...) »

Stendhal parle aussi de son écriture, de la critique, de sa relation au monde, de l'incompréhension qu'il lui inspire, de toutes ces petites faussetés nécessaires à la vie sociale, qu'il s'impose lui aussi sans pour autant y souscrire. Ce livre est le regard affuté d'un observateur de lui-même comme des autres, le témoignage d'un homme honnête, anormalement honnête.

« (...) j'abhorre la description matérielle. L'ennui de la faire m'empêche de faire des romans. (...) »

27 octobre 2011

Georges HYVERNAUD : Le wagon à vaches

Georges Hyvernaud portait des lunettes, et c'était peut-être tout son malheur. Parce que le monde est plus beau quand on le voit flou, et que lorsqu'on est écrivain, la clairvoyance n'attire pas tellement les lecteurs. De son vivant, Hyvernaud s'est d'ailleurs ingénié à les faire fuir. Avec La peau et les os, son premier livre et rendez-vous manqué avec ses contemporains, il ne retenait de la captivité que la promiscuité et la laideur des hommes quand d'autres vantaient plus volontiers la camaraderie, la bravoure et l'honneur. En 1954, avec Le wagon à vache, Georges Hyvernaud refaisait la même erreur : de la vie en société et de son retour à la liberté, il ne retenait que médiocrité et vanité des choses comme des êtres. Mauvais chemin qu'il empruntait là...

Parce que le lectorat ressemble beaucoup aux Bourladou, ce couple bien comme il faut que le narrateur fréquente plus par habitude que par envie. Madame Bourladou, d'ailleurs, aime beaucoup la littérature, la belle, celle qui donne du monde une image avantageuse. Un monde qu'elle connait bien, finalement, terrée dans son milieu bourgeois, à servir le thé à ses invités entre deux amabilités, ce monde dans lequel l'horreur absolue est incarnée par cette domestique maladroite à qui il faut toujours faire des remontrances. Dans ce monde, le mari jouit d'un certain prestige, il n'y a pas de problème d'argent et encore moins de conscience. Tout roule.

Le narrateur, qui n'est pas tout à fait Hyvernaud dans le détail, mais s'en rapproche quand même beaucoup, est un homme sans envergure comme bien d'autres. Il vit dans une petite chambre miteuse, occupe un poste administratif sans relief, et regarde passer le monde, ce wagon à vaches qui lui rappelle de vieux souvenirs de guerre. 

La fréquentation de ce raté notoire est un peu l’œuvre de bienfaisance des Bourladou ; on vient vers lui de temps en temps comme pour se rassurer sur sa propre condition. Oui, la vie est belle quand même, quand on compare. On s'inquiète - pour la forme - de sa santé, on s'enquiert de ses opinions pour se distraire, on s'intéresse comme on peut, ou comme on doit le faire.

C'est de cette superficialité absurde du quotidien dont nous parle Hyvernaud dans ce livre. Ses mots sont plus désabusés que véritablement violents, mais son style et la fluidité de son écriture réveillent et fascinent bien plus qu'ils n'accablent. Cioran pensait qu'on ne pouvait guère voir la vie en rose en disposant de toutes ses facultés. Manifestement, Hyvernaud en jouissait pleinement, si on peut dire.

« (...) Ce qui s'imprime dans les journaux, ces connaissances essentielles, ce qu'on répète et commente, les accidents d'auto, les congrès radicaux,  les discours de Flouche, ce qui permet aux gens de se rassembler, de s'entendre, de s'engueuler, les crises ministérielles, les actrices de cinéma, le prix des haricots, le prix Goncourt, le record du huit cents, ce savoir indispensable aux relations humaines, procès, grèves et traités de commerce, la marche solennelle des évènements, Truman, Staline, tout ça je m'en fous. Je m'en tamponne. Et je m'y perds, je ne pige pas. Et quand j'essaye d'en parler comme les autres, avec les autres, on le voit tout de suite que je m'en fous et que je m'y perds. Et Bourladou me prend en pitié. Un homme sérieux, lui, normal, bien collé au monde, à la vie, à l'époque. L'image même de la compétence, de la pertinence. Quand cet imbécile me considère, assis les mains aux genoux, douloureux et supérieur, avec ce petit bruit de nez qu'il produit, tch, tch, je suis fixé sur l'idée qu'on peut se faire de moi. Ça tient en deux mots : un pauvre type. Enlevez, c'est pesé. (...) »

« (...) D'abord, quand on parle de l'esprit d'une génération, je rigole. Voyez-les se tortiller dans leur pull-over, les petits gars. Écoutez-moi ça. On n'est pas comme nos vieux, nous autres. Nous, on est une génération désarmée, désaxée, etc. J'ai lu cela cent fois. Ou le contraire : nous, qui sommes épris de santé, d'énergie, de simplicité, etc. A présent, ils citent Kafka, ou Sartre. De mon temps, c'était plutôt Freud, ou Gide, ou Rimbaud. Les générations ont besoin de noms propres. 
Moi aussi, j'aurais besoin de noms propres à citer. Ceux de Barche, de Craquelou, de Ravenel ou de Pignochet. Des hommes de mon âge, des hommes de ma génération. Eux, ils ne faisaient pas de livres, et on ne parle pas d'eux dans les livres. C'était des remueurs de terre ou de ciment. Nous avons été mobilisés ensemble : bonne occasion d'éprouver ce qu'est au vrai une génération. La guerre se charge de les rassembler et de les séparer, les générations. Les bureaux de recrutement vous disposent les hommes en couches aussi distinctes que des stratifications géologiques. Untel, classe tant. Au moins, c'est clair. Chacun à sa place, dans une couche d'hommes nés à peu près en même temps que lui. La voilà, sa génération. Présente, pesante, concrète. Pendant des mois, j'ai pu l'observer, dans ces mous villages du Nord, ma génération.
Ce qui est sûr, c'est que tout ce qu'on a écrit à propos de son inquiétude, de son désarroi et de ses aventures spirituelles, ça ne concernait pas Barche ni Pignochet, ça ne concernait ni Ravenel ni Craquelou. Et ils s'en foutaient. Ils avaient eu leur jeunesse eux aussi, et leur misère. Mais pas de la misère originale. L'apprentissage à treize ans, les coups de pied au cul, le litre de rouge, les années de service, les jours d'hôpital, les mois de chômage, on ne peut pas regarder cela comme très neuf. (...) »

« (...) Bonne vieille race obstinée des hommes : toujours prête à tout recommencer, à remettre ça. Se raser, cirer ses souliers, payer ses impôts, faire son lit, faire la vaisselle, faire la guerre. Et c'est toujours à refaire. Ça repousse toujours, la faim, les poils, la crasse, la guerre. Et des monuments poussent sur les places, des noms poussent sur les monuments. Il en repousse toujours, des noms. On trouve toujours de la pierre pour graver des noms dessus et toujours des noms à graver dans la pierre... (...) »

« (...) Nos faibles particularités vont se perdre dans une immensité sans contours. On est une matière homogène et illimitée - on est les masses. (...) »

« (...) Il est utile de se pénétrer le plus vite possible de cette idée qu'on ne pèse rien du tout, qu'on n'a pas du tout d'importance. Ça vous prépare à ce qui attend la plupart des hommes dans l'existence. (...) »

« (...) Drôle d'époque et drôles de choses. Des mots tout prêts, tout faits, familiers, usés et sans conséquence. Des mots qui simulent la pensée et qui préservent de penser. Si on pensait ce qu'on parle, où cela nous mènerait-il ? (...) »

« (...) Les grandes phrases, les grandes attitudes me mettent en méfiance. Je cherche à côté, ou derrière. Je soupçonne la parodie, le truquage, l'imposture, l'enthousiasme préfabriqué ou le mensonge à soi. Je me persuade que la grandeur doit être tout à fait autre - pas oratoire, pas officielle, pas spectaculaire. C'est ce qui m'a empêché, en particulier, de trouver dans les conflits mondiaux du vingtième siècle ces vivifiantes exaltations que procure toujours une guerre à des témoins mieux conformés. (...) »

26 octobre 2011

Henry MILLER : J'suis pas plus con qu'un autre

Henry Miller a passé une partie de sa vie en France, l'écrivain américain parlait notre langue, mais il avait toujours écrit dans sa langue maternelle quand, en 1976, soit quatre ans avant sa mort, il se décide à rédiger ce livre en français.

Un petit livre sans prétention, mais pas sans intérêt, dans lequel Miller parle beaucoup - comme à son habitude - d'art. Dans une langue laissée volontairement imparfaite mais parfaitement intelligible, Miller discute à bâtons rompus avec lui-même et son lecteur, il couche sur le papier tout ce qui lui passe par la tête, et le premier constat qui s'impose, c'est que ses précédents livres ont à l'évidence été remarquablement traduits, car le ton qu'on connaissait dans les traductions françaises de Miller, on le retrouve intact dans ce Miller « en français dans le texte ».

J'suis pas plus con qu'un autre n'est certainement pas le livre par lequel il est conseillé de découvrir Henry Miller, mais le lecteur curieux trouvera certainement son compte dans la spontanéité du texte, pas si bavard qu'on pourrait le supposer, d'ailleurs.

25 octobre 2011

Annie ERNAUX : La place

Je le remarquais tout en le déplorant, ici, il y a quelques années, les « femmes de lettres » parlent trop peu souvent de leur propre vie dans leurs écrits. Or, cette condition m'est devenue absolument nécessaire, au point de fuir la plupart des romans écrits à la troisième personne, dans lesquels je n'arrive généralement pas à entrer. J'ai besoin, comme le définissait Céline, qu'un écrivain mette sa peau sur la table. Qu'il parle de ce qu'il connait le mieux, de ce qu'il a marqué du sceau de son expérience, donc. L'imagination, pour être plus clair, m'ennuie profondément.

Annie Ernaux, à l'instar d'un Paul Léautaud (qui le revendiquait), n'a semble-t-il pas beaucoup d'imagination, et je m'en réjouis. Je crois que tous ses livres sont des récits de ses expériences de la vie, parfois anodines, parfois beaucoup moins ; entre les fragments de journaux intimes et les récits autobiographiques, sa production commence à peser lourd dans les rayonnages des libraires, même si ses livres, bien souvent, sont assez légers de par leur taille.

C'est le cas de La place, texte d'une centaine de pages dans lequel Annie Ernaux rend une sorte d'hommage sobre à son père. Le récit commence à la mort de ce dernier, et l'expérience qu'elle relate la conduit à réfléchir sur le sens de la vie, sur ces petits riens qui font des grands touts dans une société. Annie Ernaux n'est pas trop du genre à marteler ses vérités, elle use subtilement de l'illustration et de la suggestion pour laisser le lecteur tirer les conclusions qui s'imposent, et le fait est qu'elle y parvient assez brillamment.

Sa réflexion est d'ordre social autant que personnel, à travers les souvenirs qu'elle exhume, c'est tout un pan de l'Histoire commune des Français ordinaires d'après guerre auquel elle redonne un peu vie. Au delà de la nostalgie qu'elle suscite, son écriture dépouillée donne un aperçu de la vie qui sonne juste. Annie Ernaux ne cherche jamais l'effet, elle invoque les faits, et seulement les faits.

Et le résultat est remarquable, ce récit de l'enfant du peuple devenue professeur quelques mois avant le décès, de cette fille d'un prolétaire devenu modeste épicier, de cette jeune femme qui ne tire pas gloire de sa nouvelle condition petit-bourgeoise mais au contraire s'interroge sur le sens de sa vie, sans pour autant regarder avec complaisance le milieu dont elle est issue, bref, ce récit construit au gré des souvenirs est touchant de sincérité.

« (...) Devant les personnes qu'il jugeait importantes, il avait une raideur timide, ne posant jamais aucune question. Bref, se comportant avec intelligence. Celle-ci consistait à percevoir notre infériorité et à la refuser en la cachant du mieux possible. Toute une soirée à nous demander ce que la directrice avait bien pu vouloir dire par : « Pour ce rôle, votre fille sera en costume de ville. » Honte d'ignorer ce qu'on aurait forcément su si nous n'avions pas été ce que nous étions, c'est-à-dire inférieurs.
Obsession : « Qu'est-ce qu'on va penser de nous ? » (les voisins, les clients, tout le monde).
Règle : déjouer constamment le regard critique des autres, par la politesse, l'absence d'opinion, une attention minutieuse aux humeurs qui risquent de vous atteindre. (...) »

« Personne à Y..., dans les classes moyennes, commerçants du centre, employés de bureau, ne veut avoir l'air de « sortir de sa campagne ». Faire paysan signifie qu'on n'est pas évolué, toujours en retard sur ce qui se fait, en vêtements, langage, allure. Anecdote qui plaisait beaucoup : un paysan, en visite chez son fils à la ville, s'assoit devant la machine à laver qui tourne, et reste là, pensif, à fixer le linge brassé derrière le hublot. A la fin, il se lève, hoche la tête et dit à sa belle-fille : « On dira ce qu'on voudra, la télévision c'est pas au point. »
Mais à Y..., on regardait moins les manières des gros cultivateurs qui débarquaient au marché dans des Vedette, puis des DS, maintenant des CX. Le pire, c'était d'avoir les gestes et l'allure d'un paysan sans l'être. (...) »

« (...) J'ai mis aussi des années à « comprendre » l'extrême gentillesse que des personnes bien éduquées manifestent dans leur simple bonjour. J'avais honte, je ne méritais pas tant d'égards, j'allais jusqu'à imaginer une sympathie particulière à mon endroit. Puis je me suis aperçue que ces questions posées avec l'air d'un intérêt pesant, ces sourires, n'avaient pas plus de sens que de manger bouche fermée ou de se moucher discrètement. (...) »

23 octobre 2011

Georges Hyvernaud, sur le cinéma


« (...) Épatant, le cinéma, comme narcotique. Le cinéma, le grand bazar de l'hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Il n'y a qu'à s'asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. A être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir. (...) »

Georges Hyvernaud, La peau et les os (1949).

22 octobre 2011

Franz KAFKA : Lettre au père

Court texte ou longue, très longue lettre selon le point de vue, cette publication posthume de Franz Kafka est un long réquisitoire dans lequel l'auteur dit toute l'incompréhension qu'il y a entre un père trop exigeant et un fils trop à l'opposé des espérances paternelles.

Le texte met en avant les grandes capacités d'analyse de Kafka, qui dissèque avec précision des années d'un dialogue de sourds ; on s'immisce dans une relation de conflits contenus, de rancœurs tièdes, de soumission à une autorité que l'auteur critique sans pour autant la contester. Il y a donc de la mesure dans le propos, et Kafka parvient à nous - qui n'étions pas censés le lire - épargner un ton trop geignard, même si sa fragilité, ou peut-être plus exactement sa relative préciosité, finirait à la longue par user si ce texte ne faisait moins de 100 pages.

Cette lettre écrite en 1919, Kafka ne la remit jamais à son destinataire. L'écrivain mourut cinq ans plus tard, avant son père, mort quant à lui une vingtaine d'années avant la publication de ce texte en 1953.

21 octobre 2011

Philippe Muray, sur la folie « préventiviste »


« (...) Un soir, j'ouvre ma télé : émission sur les « accidents domestiques »... Non ? Si ! Il ne vont pas arriver à faire un débat là-dessus quand même ? Mais si ! Mais si ! Ils y arrivent ! C'est très sérieux, au contraire ! Défense de vous rouler par terre ! Votre appartement fourmille de pièges, ne vous fiez pas aux apparences ! En fin de compte, Saint-Just ne s'était pas trompé : le cocooning est une idée neuve en Europe. Attention ! La terreur rôde au coin des placards ! Vos chérubins vont se brûler avec la cuisinière si elle n'est pas aux normes européennes ! S'empoisonner avec les détergents ! S'ébouillanter avec les casseroles ! S'écraser les doigts dans les portes ! Votre living, c'est Beyrouth ! C'est Stalingrad aux heures chaudes ! Surveillez les outils, les prises, les rallonges non débranchées, les fers à repasser encore chauds ! Patrouillez sans cesse dans votre jungle ! Ouvrez l’œil ! Méfiez-vous de tout ! La porte électronique du garage qui devient folle, voilà une existence brisée ! Et ainsi de suite pendant une heure.
Ce monde a été suffisamment interprété et changé, il s'agit maintenant de le protéger. »

Philippe Muray, L'empire du Bien (1991) ; Éditions Les Belles Lettres.

20 octobre 2011

Fedor DOSTOÏEVSKI : Les carnets du sous-sol

Livre paru sous de nombreux titres, depuis sa publication originale en 1864, et en différentes traductions pour compliquer les choses. C'est, vraisemblablement – et comme tous les livres de Dostoïevski – dans la plus récente traduction – celle de André Markowicz – qu'il faut lire ce livre, traduction restituant - selon les spécialistes - le mieux le style de l'écrivain russe, dans toutes ses imperfections et son oralité. Bref, qu'il s'intitulât « La voix souterraine », « Dans mon souterrain », « Notes écrites dans le sous-sol » ou encore « Mémoires écrits dans un souterrain », tous ces titres désignaient le même livre.

Ma connaissance de l'œuvre de Dostoïevski reste très rudimentaire, aussi j'éviterai de prétendre avoir une science que je n'ai pas en paraphrasant la postface de Monsieur Francis Marmande, à laquelle je n'ai, du reste, pas tout compris.

Je m'attarderai uniquement sur le contenu brut de ce livre, que j'espère ne pas avoir trop mal compris, lui. Et c'est dans l'ordre du possible, après tout, car Dostoïevski n'est pas à mon sens l'écrivain le plus limpide qui soit. Pas le plus inintéressant non plus, c'est une évidence. Bref, le factuel, et au diable l'interprétation.

Le narrateur de cette histoire est un fonctionnaire raté s'étant terré chez lui, à l'abri des autres, à mariner dans l'inconfort de vivre avec une conscience plus développée que la moyenne. Les carnets du sous-sol se présentent en deux parties, la première est un monologue où le narrateur prend constamment à partie son lecteur, préjugeant de ses réactions aux propos hétérodoxes qu'il tient. Il sort de ce long discours de très fines observations sur l'existence, la nature profonde des hommes, la justice, etc...

« (…) un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l'obligation morale – d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée. (...) » (p.13)

« (…) de quoi un honnête homme peut-il parler avec le plus de plaisir ?
Réponse : de lui-même. (...) » (p.14)

« (…) Un homme doué d'une conscience est-il capable de s'estimer un tant soit peu ? (...) » (p.26)

« (…) La civilisation, si elle n'a pas rendu les hommes plus sanguinaires, a conféré à cette cruauté quelque chose de plus sale, de plus odieux. Avant, les hommes voyaient dans le meurtre un acte de justice, ils étripaient donc qui ils devaient sans remords de conscience ; maintenant, nous avons beau savoir que le meurtre est une saloperie, nous la pratiquons de plus belle, cette saloperie, et encore plus qu'avant. Qu'est-ce qui est pire ? (...) » (p.35-36)

C'est à mon sens la partie la plus intéressante du livre, en ceci qu'elle développe un point de vue plus clair que la seconde. Cette deuxième partie, intitulée « Sur la neige mouillée », n'est plus seulement un monologue, le narrateur évoque des faits du passé, des faits l'ayant conduit à sa retraite. C'est le récit d'un homme bien résolu à se tuer socialement, dans une société où l'honneur prévaut sur toutes les valeurs. L'histoire d'un homme complexé mais fier, cherchant à se mesurer à plus prestigieux que soi, et trébuchant, lamentablement. Un homme incapable de donner, et encore moins de recevoir. Un homme presque ordinaire, finalement.

« (...) Tout honnête homme de notre temps est et doit être un lâche et un esclave. C'est son état normal. J'en suis profondément convaincu. (...) » (p.63)

« (...) Une idée me traversa l'esprit : "trouver le ton juste ; autre chose que le sentimentalisme pour trouver le point faible."
Mais cette idée ne fit que me traverser. Je le jure, elle m'intéressait vraiment. En plus, je n'avais pas toutes mes forces, j'étais en bonne disposition. Et puis, la tricherie se marie si bien avec le sentiment. (...) » (p.121)

« (...) j'en arrive à croire aujourd'hui de temps en temps que l'amour ne peut rien être d'autre qu'un droit volontairement donné à l'objet que l'on aime de nous tyranniser. (...) » (p.159)

18 octobre 2011

Bernard de Mandeville, sur le rôle des écrivains


« Une des principales raisons qui font que si peu de gens se comprennent eux-mêmes, c'est que la plupart des écrivains passent leur temps à expliquer aux hommes ce qu'ils devraient être, et ne se donnent presque jamais le mal de leur dire ce qu'ils sont. »

Bernard de Mandeville, extrait de La Fable des abeilles (1714), cité par Philippe Muray dans L'empire du Bien.

17 octobre 2011

Louis-Ferdinand CÉLINE : Féerie pour une autre fois

Tentons de resituer un peu les choses : nous sommes au début des années 1950, après un exil de plus de six ans au Danemark, Louis-Ferdinand Céline est revenu en France. Il a échappé à l'épuration de la libération (la publication de ses pamphlets avant et pendant la guerre l'avait fait ranger parmi les collaborateurs - à ce sujet, la lecture d'un article de Pierre Lainé dans Le Monde est fortement recommandée)  mais en a payé le prix fort : près de deux ans de prison à Copenhague dans des conditions sanitaires déplorables, pour finalement être relâché, puis amnistié en France. 

Pour l'écrivain, tout est à refaire, le génie d'hier est devenu un paria. Mais plutôt que caresser son lecteur dans le sens du poil en tentant de se faire pardonner les horreurs dont on l'accuse, Céline choisit de lui rentrer dans le lard, et c'est là l'essentiel du propos de la première partie de Féerie pour une autre fois. Céline se pose en victime et semble prendre un malin plaisir à préjuger des réactions indignées qu'il suscitera. Ses souvenirs, ses rancœurs, ses justifications, aussi, se mêlent à la chronique de son quotidien de prisonnier malade. Car c'est de sa prison danoise que l'écrivain nous parle, ou plutôt, nous interpelle. Sa position victimaire amuse, l'écrivain en fait des tonnes, la réalité est noyée dans ses outrances, et le grand gagnant est l'Art. Le style de Céline n'y a jamais été si puissant, sa verve paraît encore plus fleurie qu'avant-guerre, et sa prose plus saccadée heurte autant qu'elle fascine. 

« (...) Je me plains de la pellagre, des bourdonnements, des vertiges et de mon névrome du bras droit... En sorte surtout de la guerre 14 ! Pour ça que je me suis insurgé ! que j'ai piqué une colère ! la Nom de Dieu ! que ça recommence pas ! Je voulais empêcher l'Abattoir ! Ah, merde alors qu'est-ce que j'ai pris ! Il m'a montré l'Abattoir de quel bois qu'il se chauffe ! Si ça se dresse les évangélistes ! mon petit stylo subversif ! Oh là ! là ! sorcellerie ! mon soufre ! corde ! bûche ! poix ! Et c'est pas fini ! aussi je vais pas me plaindre du régime, austère, certes ! soupirail, barreaux, Hortensia, ses moments salaces... mais les entractes ? Je tiendrais pas compte ? J'aboye ! j'aboye ! et ils accourent ! ils m'enlèvent ! une civière et hop ! C'est pas de la faveur ?... la prison m'achève... eh, eh, eh ! c'est naturel ! cinquante-sept années d'héroïsme ! de sublimités de guerre et de Paix... j'en crèverais pas ? (...) »

Et à travers le catalogue de ses malheurs, il y a toujours cette analyse du monde et des hommes, impitoyable.

« (...) Ça va faire trois ou quatre mois que je suis plus regardé par personne vraiment en face... l'effet des évènements, voilà. Les êtres se comportent presque tous en même temps de la même façon... les mêmes tics... Comme les petits canards autour de leur mère, au Daumesnil, au bois de Boulogne, tous en même temps, la tête à droite !... la tête à gauche ! qu'ils soient dix, douze... quinze !... pareils ! tous la tête à droite ! à la seconde ! Clémence Arlon me regarde de biais... c'est l'époque... Elle aurait dix... douze... quinze fils... qu'ils biaiseraient de la même façon ! Je suis entendu le notoire vendu traître félon qu'on va assassiner, demain... après-demain... dans huit jours... Ça les fascine de biais le traître... (...) »

« (...) L'intérêt des êtres est atroce c'est la mort en vous qu'ils viennent voir... se mettre bien avec la mort, qu'elle leur fasse pas de mal à eux, leur cher « eux », le moment venu... leur moment... s'abibocher avec elle !... Risette à la mort, votre mort, profiter qu'elle est là autour, s'en faire une relation aimable... Ils vous livrent à elle entièrement... lui recommandent qu'elle vous agrippe bien, vous lâche plus... qu'elle leur tienne compte qu'ils sont chacals... Que la mort les aye à la bonne ! que ça soye pour vous l'échafaud ! Rien que pour vous ! Qu'ils viendront applaudir autour, enthousiastes... Qu'ils sont partisans de votre supplice !... Ah mais une heure de plus de vie ! pour eux !... C'est le pacte des Instincts !
Con qui fout pas le camp assez tôt ! Toute la morale ! (...) »

« (...) Je savais par Pamela ma bonne les préparatifs de l'îlot... même de toute la Butte... la façon qu'on m'accommoderait... et puis les cercueils, les « faire-part » ? Je les rêvais pas ! Et les « condamnations à mort » solennelles, et jamais signées ? Des personnes se sont vantées, plus tard, qu'elles m'avaient cherché, dans ma cave !... C'est pas vrai du tout ! Peut-être d'autres ! Tous les lâches sont romanesques et romantiques, ils s'inventent des vies à reculons, pleines d'éclat, Campéadors d'escaliers ! Le crime leur vient, tous risques éteints, les dagues aux Puces ! J'avais pas tellement peur pour moi, ne croyez pas ! j'étais conscient de l'horreur des choses, de la fatalité voyoue, d'un méchanceté pire que 14... alors ? alors ? lucide ? que les horizons étaient tocs, le ciel aussi, et les gens, et les corridors... et ces portes qui se refermaient juste... tout était traquenard... oh, certainement depuis 14, il faut avouer il faut convenir les hommes de ma classe, c'est du rab !... c'est de l'arrogance de pas être morts... bien sûr que c'est équivoque !... (...) »

« (...) La vie c'est des répétitions, jusqu'à la mort... Elle nous ramène les gens les mêmes, leurs « doubles » s'ils sont plus, les mêmes gestes, les mêmes turelures... on loupe son entrée, sa sortie, et votre poisse commence ! fours ! sifflets !... Vous avez qu'une pièce à jouer ! Une seule ! (...) »

« (...) là n'est-ce pas d'où je vous écris c'est tous des « condamnés à mort »... Le règlement est absolu : faut qu'ils se nourrissent !... le Directeur en perd ses cheveux... les surveillants les quittent pas de l’œil... « Pas de squelettes à l'exécution » !... la Presse, les Juges, les Pasteurs... ah là ! la !... « Faut qu'ils mangent ! »... L'Opinion Publique veut des exécutés dodus !... (...) »

La seconde partie du livre, publiée à l'origine deux ans après la première, et sous le titre Normance (le nom d'un des personnages, un voisin de Céline) comme pour la désolidariser du précédent livre qui n'avait pas trouvé son public, cette seconde partie, donc, nous ramène quelques années auparavant, vers la fin de la guerre, alors que Céline, sa compagne Lucette (Lili dans le livre) et son chat Bébert n'avaient pas encore quitté la France. Céline, plus halluciné que jamais, nous dépeint un Montmartre sous un déluge de bombes. Il se met en scène, lui et ses proches, avec une démesure accrue, dans les évènements comme dans les rapports entre les gens, tout est passé au filtre célinien pour faire de ce livre une réjouissance de bizarrerie et de drôlerie à chaque page. Il nous offre une galerie de personnages truculents et mémorables, notamment Jules (l'artiste Gen Paul), dont il fait le portrait d'un cul-de-jatte exubérant et parfaitement déloyal, passant l'essentiel du roman perché en haut du Moulin de la Galette, à gesticuler et beugler, ballotté par les déflagrations et les injures copieuses de l'écrivain qui l'accuse de toutes les infamies.

Mais Céline n'est pas seulement l'amuseur qu'il se plaisait à incarner, ce chroniqueur de l'absurde au verbe gras, il reste avant tout l'écrivain sans illusion, celui que la laideur inspire, et la cocasserie et les pouffements qui l'accompagnent ne font évidemment que masquer ponctuellement la terrible lucidité que l'écrivain porte comme à son habitude sur le monde, et, aussi, lui-même.

« (...) Faut des circonstances de Déluge pour avoir idée des personnes. (...) »

« (...) question des hommes et des femmes y a que les malades qui m'intéressent... les autres, debout, ils sont tout vices et méchancetés... (...) »

« (...) C'est à remarquer... je remarque un peu... dans les moments où c'est fini, où je crois que vraiment tout y passe, j'avoue... j'ai dit : je mentirais pas... je pense à moi !... je pense à moi d'abord !... puis à Lili... puis à Bébert... puisqu'on parle de sentiments, de progrès moral et d'héroïsme, quand je penserai à Lili d'abord, puis à Bébert, et puis à moi, y aura un progrès d'accompli, progrès essentiel !... la vache humanité sera mieux... (...) »

« (...) l'amour et l'horreur c'est pareil... un point ça va... ça dure, c'est trop !... (...) »

« (...) Le monde est une boule à mirages qui dansotte sur la mauvaise foi, comme l’œuf à la foire, au tir... (...) »

« (...) c'est pas la modestie qui gagne ! c'est le bidon con !... la vérité a aucun cours.. un gros morceau de vent bien plein de phrases, voilà qui fait panouir le monde, vous pousse votre barque aux Toisons d'Or... (...) »

16 octobre 2011

Paul Léautaud, sur le mariage


« (...) J'avais surtout, comme clerc d'avoué, des dossiers d'assistance judiciaire, et dans ces dossiers, surtout des dossiers de divorces. J'ai vu là de bien belles histoires conjugales. Je trouvais déjà souverainement immoral que des gens puissent se marier et acquérir un droit de propriété l'un sur l'autre. L'expérience objective que j'ai faite là du mariage m'a donné, en plus, une prodigieuse admiration pour le courage qu'il demande. (...) »

Paul Léautaud,  « Souvenirs de basoche », extrait du recueil Passe-Temps (1964).

15 octobre 2011

L'homme moderne, vu par Céline


« (...) Je récapitule... je condense... c'est le style Digest... les gens ont que le temps de lire trente pages... il paraît ! au plus !.. c'est l'exigence ! ils déconnent seize heures sur vingt-quatre, ils dorment, ils coïtent le reste, comment auraient-ils le temps de lire cent pages ? et de faire caca, j'oublie ! en plus ! et le cancer qu'ils se cherchent au trou, tête à l'envers, acrobates ? « Cher trou ! Cher trou ! » et ceux qui s'onanisent en plus ! qui se voient embrassant des lascives, qui s'en font mal au sang ! des heures ! dans le noir des cinés ! se ruinent en teintureries de phalzars ! après des fantômes de vampires, mortes y a vingt ans ! qui ressortent des Antres, trempés, hagards ! l'autobus les monte ils savent plus ! (...) »

Louis-Ferdinand Céline, Féerie pour une autre fois (1952)
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