Marcel Levy n'était vraiment pas un homme verni. Il passa sa vie à empiler des manuscrits dans ses tiroirs, à écrire pour son plaisir autant que par une ambition littéraire fortement empreinte des velléités qui ont ponctué son existence ; bref, Marcel Levy voua sa vie à l'écriture mais dut attendre l'âge de 93 ans pour publier son premier ouvrage. A deux lettres près, le vieil homme portait de plus un nom à vendre des ouvrages par millions, mais à deux lettres près, Marcel Levy aurait également pu écrire des livres d'une affligeante niaiserie.
Or, la niaiserie, cet écrivain français expatrié très tôt en Suisse en était revenu, depuis l'époque où ses camarades de classe s'amusaient à lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Tout au plus était-ce d'ailleurs de la naïveté, mais cette candeur propre à l'enfance, le vieux sage eut tout le temps de s'en affranchir au fil des expériences, et surtout des revers. C'est ce qu'il nous démontrait dans La vie et moi, ouvrage peu ordinaire qu'on qualifiera plus volontiers d'autobiographie que de roman, bien que ce livre soit bien plus que cela.
Si Marcel Levy évoque bien des souvenirs de toutes les périodes de sa vie, de l'enfance à ses derniers amours, ce livre est tout autant un manuel de philosophie à l'usage des résignés, pour ne pas dire - sortons les vilains mots - des aigris. Ne croyez pas, toutefois, que la plume de Marcel Levy soit trempée dans le fiel. S'il se définit sans ergoter comme un authentique raté, l'écrivain l'illustre avec toute la légèreté de l'homme d'esprit qu'il était. Il aborde ses échecs sans pudeur, en s'amusant, même, de sa déveine, et de son incapacité congénitale à prendre le bon wagon. Il ne se plaint jamais, mais constate, et ne se cherche aucune excuse. Notre vie est ce que l'on en fait, c'est la leçon qu'il a retenu.
« (...) Il faut le répéter encore une fois, bien que cette vérité de La Palisse soit connue depuis beau temps : on n'est pas malheureux par suite de quelque malchance extraordinaire, parce qu'on n'a pas, comme tout le monde, trouvé la femme idéale, ou pour avoir reçu sur la tête une tuile malencontreuse. Non, on est malheureux parce qu'on s'est fabriqué un caractère qui attire le malheur comme l'aimant attire l'acier. C'est lui qui vous rend malheureux, vous et votre entourage, et c'est lui aussi qui éveille en vous le besoin de vous donner raison, notamment quand vous avez tort. Car il n'est pas dans la nature humaine de chercher en soi-même l'origine de ses maux, tant qu'elle a la moindre chance de la trouver ailleurs. (...) » (p.108)
La construction du livre tourne autour de deux axes fondamentaux : les femmes et l'argent, autour desquels l'expérience personnelle s'entremêle avec de remarquables états des lieux d'ordre plus général : sur la société moderne et la littérature, notamment.
Dans sa vie sentimentale comme dans sa vie professionnelle de vendeur itinérant, Marcel Levy ne brillait pas par des capacités hors du commun. Trop timide pour plaire aux femmes, et trop peu concerné pour bien vendre et gravir les échelons professionnels, Marcel Levy fait les comptes d'une vie morne faite de malentendus et d'indécisions. Au fond, Marcel Levy raconte la vie de tout le monde, la vraie, et non la fantasmée. Celle des choix non délibérés, des petits arrangements et des résignations successives.
« (...) Le timide est, par définition, l'homme qui n'arrive à rien. Il est méprisé des femmes, et dois énoncer ici cette vérité fondamentale, sur laquelle je serai d'ailleurs obligé de revenir : l'homme qui n'a pas de succès auprès des femmes n'a pas de succès dans la vie. Ce sont les femmes qui distribuent non seulement ce qu'on appelle poétiquement le bonheur, mais toutes les grandes et petites réussites de l'existence, depuis les places de garçon de courses jusqu'aux fauteuils de l'Académie. Comme de juste, elles dédaignent l'amoureux transi, la timidité étant à leurs yeux un aveu d'impuissance. Le timide ne rencontre que de loin en loin une femme qui prenne pitié de lui, et il est obligé d'accepter ce qu'il trouve et de se cramponner à ses rares bonnes fortunes. Ne pouvant pas faire son choix parmi mille et trois beautés, comme Don Juan, il ne manquera pas, s'il se marie, de tomber sur une aimable mégère qui lui fera regretter d'avoir tenté sa chance, tandis que le Casanova normal pourra peut-être décrocher, si le ciel n'est pas contre lui, une épouse agréable, tendre et sympathique. C'est là une loi naturelle, contre laquelle il serait ridicule de se gendarmer. (...) » (p.70)
« (...) Je me suis souvent demandé pourquoi un individu de mon espèce, ni plus bête ni plus vilain qu'un autre, dévoré au surplus par un immense besoin de tendresse et d'affection, cultivait en présence des femmes un tel art de l'échec. Rendu aigri et injuste par cette constatation, je reprochais aux personnes du sexe d'être des admiratrices du succès, de ne pas savoir déceler l'essence sous l'apparence. Je les voyais se confier de préférence à des matamores présomptueux et outrecuidants, dont la brutalité leur donnait toute satisfaction, avec cette agréable conscience d'avoir été prises de force, de se trouver ravies dans les deux sens du terme. Avec le temps je suis parvenu à une conception moins simpliste et plus équitable. Il est d'abord erroné de parler des femmes en général, car il en existe de plusieurs espèces, et il faut avant tout distinguer les femmes capables d'aimer et celles désirant seulement être aimées. Ce ne sont pas les mêmes, bien qu'on puisse être parfois témoin de ce miracle : une femme aimant qu'on l'aime d'amour et dispensant elle-même l'amour sans compter.
Ensuite et surtout, les femmes n'admirent pas tant la violence que le bonheur. En bonne logique féminine, elles s'imaginent que l'homme heureux est mieux en état de distribuer la félicité, comme les commerçants estiment qu'un client riche saura toujours payer. La conclusion n'est pas forcément entérinée par les faits, mais elle l'est bien souvent. C'est une vérité vieille comme le monde, dans le commerce des sexes comme dans le négoce en général ; rien ne réussit comme le succès. (...) » (p.180-181)
« (...) Tous les jours, à la moindre occasion, à n'importe quelle heure, l'on peut voir des hommes se livrer en public à cent propos, mille gesticulations qui ne clament rien d'autre que ce besoin éperdu d'acquérir, comme une soif que rien ne pourrait étancher. Je ne parle pas des pauvres, chez qui ce désir est trop naturel. Mais la démangeaison semble s'accroître avec la richesse, telle une gale obligeant à se gratter toujours plus fort. Gagner de l'argent pour le dépenser semble être une opération normale et légitime ; chez ceux qui y sont prédisposés, toutefois, la frontière est vite franchie qui sépare la saine gestion de la franche pathologie. Il s'avère en effet que, très vite, on ne court plus après la fortune que pour satisfaire à la vanité. L'aisance apporte des avantages qu'il serait malséant de contester : on est bien logé, bien nourri, bien habillé ; on peut faire plaisir aux dames qui vous en font ; on peut se payer tous les biens utiles, superflus ou nuisibles dont le marché regorge. Ces satisfactions sont hélas terriblement bornées. On aura une maison en ville, un château à la campagne, une villa au bord de mer, un chalet à la montagne. Mais le possesseur de ces merveilles, ne pouvant être qu'à un endroit à la fois, n'en profite pas autant qu'il le voudrait. Les délices qui en découlent sont dans l'opinion plutôt que dans le cœur ; elles me rappellent ce palais à la sublime façade dont on vantait les mérites au Dr Johnson, lequel répondait avec son bon sens coutumier qu'il préférait habiter la maison d'en face. Il est malheureusement avéré que tous les biens dépassant d'un peu loin le seuil de l'utilité ou du simple confort relèvent du domaine de l'ostentation plutôt que de la jouissance, ils nous font plus d'honneur que de plaisir. (...) » (p.89-90)
Il est en revanche un domaine dans lequel Levy a surplombé ses congénères : celui de la culture et du talent. La vie et moi est une œuvre écrite avec légèreté, mais dans un français parfait, un français « vieille France », celui d'un homme s'étant construit en lisant les plus grands esprits des siècles passés. A l'image d'un Léautaud, auquel la préface le compare parmi d'autres, Marcel Levy était un rétrograde assumé, et il le confesse sans honte tout au long de ce livre hautement réjouissant de par les contrastes qu'il apporte au dogme du « c'est forcément mieux maintenant ».
« (...) la littérature moderne ne m'attire pas. Je ne voudrais pas dire du mal des auteurs contemporains, d'autant plus que je fais, quoique indigne, quelque peu partie de la confrérie, mais ils me semblent tous plus ou moins infectés par le bacille du journalisme. Ils sont si pleins d'aplomb, si à la page ! Leur compétence m'effraie, leur facilité m'épouvante. Quand je veux du moderne, je préfère lire un journal, plaisir que je goûte, du reste, avec modération. Mes connaissances en argot sont aussi trop faibles pour que je puisse apprécier mes confrères à leur juste valeur. Avec les auteurs anciens, il y a toujours moyen de s'entendre. Ils ne furent pas si prolifiques, et ils ont le grand avantage d'être morts. (...) » (p.49)
« (...) Cette préférence marquée pour les vieux livres et les vieilles histoires, ce goût d'un passé révolu ne sont, je m'en rends compte, qu'une manière de tourner le dos à mon époque, laquelle se vante trop de ses « progrès » pour n'avoir point à cacher quelque barbarie secrète. Son arrogance, que l'on peut simplement trouver naïve, m'a toujours paru à la fois vulgaire et terrifiante. Les « grands hommes » qu'elle a dressés pour notre édification sur les tréteaux de la politique se sont généreusement chargés de justifier mes pires appréhensions à cet égard, et mieux encore s'il se peut. Voilà de quoi m'ont préservé tant bien que mal les livres anciens, alors que je retrouve presque toujours dans les lettres contemporaines les vices de notre époque fiévreuse, brutale, avide d'actualité, de vitesse et de technique. Volontairement privés des moyens de communication qui si fort plaisent à mes semblables, impatients dirait-on d'ingurgiter tous, et si possible aux mêmes heures, la même bouillie d'information, je suis devenu indifférent, voire réfractaire, aux débats d'idées et aux modes qui les rassemblent, et à la Mode tout court, ce monstre qui domine et tyrannise notre aimable société. Ma vie s'en est ressentie, mais aussi ma façon de vivre, de penser, ma conception des arts, de la politique, du sport et de tout le reste. (...) » (p.56)
« (...) Dans le même ordre d'idées, j'ai fréquenté très rarement les théâtres, concerts et music-halls. Pour le cinéma, cette université populaire du monde moderne, c'est encore bien pis. Depuis que j'ai abandonné la robe prétexte, c'est tout juste si j'ai visité une fois par lustre ces établissements où se pressent mes contemporains. Outre les flots de culture que j'ai ainsi laissé échapper de gaieté de cœur, j'ai négligé une des méthodes les plus commodes et les plus efficaces pour parfaire mon éducation sentimentale. Car le cinéma, il faut lui laisser cela, se consacre avec une intensité toujours croissante à la diffusion et à l'apologie des choses sexuelles. C'est un véritable apostolat. Les cantharides et autres aphrodisiaques connus de l'Antiquité ne pouvaient se comparer, ni pour le rayonnement ni pour le résultat, avec la propagande effrénée du film en faveur de ce qu'on nomme vulgairement l'amour. L'obscurité chaude et moite de ses salles, la promiscuité complice de ses sièges, tout conspire à faire du cinéma un temple dédié à Vénus, à faciliter la mise en pratique des leçons si brillamment projetées sur l'écran. On se demande comment nos ancêtres, ignorant le premier mot de cette science que nos enfants de douze ans possèdent déjà à fond, sont quand même parvenus à œuvrer pour la postérité. On comprend aussi pourquoi, de nos jours, la population du globe s'accroît de façon si désordonnée. (...) » (p.57)
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