J'aimerais comprendre comment, en étant désintéressé par la fiction, et réfractaire au roman de genre, on peut apprécier Un privé à Babylone. C'est une énigme, et pourtant, c'est une réalité.
Richard Brautigan n'est pas un romancier comme les autres. C'est un début de piste. Quand un romancier traditionnel suit scrupuleusement les ornières que ses prédécesseurs ont tracé pour lui, Brautigan, lui, sort du sentier et va cavaler la houppe au vent à travers la prairie, il explore.
Et son exploration l'amène, sous couvert d'une petite histoire policière loufoque, à contextualiser le fonctionnement d'un raté, son cheminement, et j'ose voir dans ce livre, aussi, un dézingage en bonne et due forme des codes et mythes de la culture populaire américaine.
Tout ce que cette culture a de sommaire et de risible est condensé dans les rêves de C.Card, le privé raté narrateur, qui se fantasme au coeur d'aventures dignes de séries Z hollywoodiennes, toujours plus assoiffé de gloire qu'il est. Grand joueur de base-ball, fin des fins limiers, homme à femmes, C.Card ne compte plus ses succès, lorsqu'il rêve de Babylone.
Mais dans la réalité, Card est le dernier des derniers. Fauché comme les blés, infantilisé par sa mère, malheureux en amour, et moqué par ses amis qu'il ne voit que pour les délester de quelques cents ou trouver des balles pour son révolver, Card a laissé filer sa vie à force de se perdre à Babylone. Il en a parfaitement conscience et tente de lutter contre son obsession, mais rien n'y fait.
« Pas de doute, le monde est un endroit étrange. Pas étonnant que je passe tellement de temps à rêver de Babylone. C'est plus sûr. » (p.140)
Le raté, ce serait donc ça ? Un idéaliste rêveur, un insatisfait de la vie, un handicapé du réel, un imaginatif forcené ? Card aurait sans doute plus sa place à Hollywood qu'à sillonner les rues de San Francisco à pied ou en autobus. Il gagnerait peut-être, quitte à rêver de gloire et perdre son temps, à troquer son flingue déchargé contre une machine à écrire. Mais Hollywood ne l'intéresse pas, son truc à lui, c'est Babylone. Sa vie, c'est au sixième siècle avant J-C qu'il la mène, et pas en 1942. Et puis d'abord, il deviendra le plus riche, le plus respecté, et le plus séduisant privé de San Babylone, c'est acquis, il la remontera cette pente, la chance va à nouveau lui sourire et tous ses problèmes seront réglés.
« (...) C'est difficile de trouver quelqu'un à embrasser quand on n'a pas d'argent en poche et qu'on a une vie aussi merdique que la mienne. (...) »