Méconnu du grand public, adulé par d'autres, Joël Séria est un cinéaste singulier, dont les débuts il y a quarante ans se sont faits un peu par hasard. Angevin débarqué à Paris à 17 ans, Joël Séria se destinait d'abord au métier de comédien. Les aléas de la vie et son goût d'écrire le feront changer de cap assez rapidement.
D'un aspect au premier abord populaire et classique mais cependant imprégnée d'une identité forte et d'un second niveau de lecture assez subtil, la filmographie de Joël Séria dans les années 70 propose un cinéma à la fois divertissant et intelligent. Entre la réflexion masturbatoire d'un certain cinéma, et la machine à fric consensuelle d'un autre, Joël Séria avait trouvé un juste compromis, un mélange d'expérience personnelle, de grivoiseries, d'humour, et d'observation du contemporain et de la nature humaine.
Avec son premier film - Mais ne nous délivrez pas du mal - Séria se heurtait à l'incompréhension et à la censure. Dans cette œuvre un peu étrange, Séria régurgitait son refus des conventions - notamment religieuses - à travers l'histoire de deux jeunes filles de bonne famille débauchées, dont chaque acte était une réaction à un ordre imposé. La réponse du consensuel ne fut pas longue à venir, le film, en 1971, resta interdit d'exploitation pendant plusieurs mois. A le voir aujourd'hui, ça n'est pas tant l'aspect blasphématoire qui surprend, mais plutôt l'audace dont faisait preuve Séria pour illustrer la perversité de ses deux jeunes héroïnes, n'hésitant pas à mettre en images des scènes de viol assez crues qu'on hésiterait aujourd'hui peut-être à filmer avec des adolescentes, par peur d'une ostracisation qui ne passe de nos jours plus tant par les voies administratives que par le grand cirque de l'indignation générale.
Après des débuts provocateurs, Séria assagissait son propos avec Charlie et ses deux nénettes. En mettant en scène l'histoire d'un homme de 39 ans se tapant deux jeunes femmes de 20 ans, le film se frottait certes vaguement au tabou de la sexualité libre, mais il se montrait cependant plus précautionneux que son prédécesseur, et que d'autres films réalisés plus tard par Séria. Charlie et ses deux nénettes marque aussi la rencontre du cinéaste avec Jean-Pierre Marielle, une rencontre fructueuse qui se traduira par trois autres collaborations dont deux majeures. A mon sens, Séria est le cinéaste ayant le mieux su exploiter le talent et la verve de Marielle. On le remarque déjà dans Charlie où l'acteur n'occupe pourtant qu'un rôle secondaire, mais c'est dans le film le plus connu de Séria - Les galettes de Pont Aven - et peut-être plus encore dans le suivant - Comme la lune - que cette complémentarité se montre la plus étincelante.
« Le cinéma de Joël Séria ne ressemble à rien d'existant. Cinéaste marginal, à la verve rabelaisienne, il fait son oeuvre tranquillement, à contre-courant, en dehors des modes, avec une qualité de dialogue exceptionnelle au service de personnages extravagants, dérisoires et surréalistes. »
Marielle, en ces quelques lignes, résume admirablement le travail et la personnalité de Joël Séria. Grâce aux dialogues de ce dernier, Marielle baigna dans cette extravagance, cette poésie populaire et virile à laquelle on pourrait rattacher le cinéma d'Audiard. A notre époque aseptisée, ce machisme bon enfant, innocent et authentique, fait plaisir à entendre, d'autant que sous cette vulgarité de façade frémit une fine illustration de notre condition d'hommes, des rapports entre les sexes. Dans Les galettes de Pont Aven, ce sont les atrocités de la vie conjugale qui sont mises en scène. Le personnage interprété par Marielle fuit sa femme, son travail, et tente de trouver un sens à sa vie. Dans Comme la lune, il est le pauvre con hâbleur qui cache sa vulnérabilité sous sa panoplie d'homme à femmes.
Dans ces films explose la truculence de Séria, son sens du propos imagé, sa richesse argotique, tous ces détails qui restituent ce qu'était la France populaire avant qu'elle ne passe au broyeur pour se noyer dans les standards bien proprets, bien fadasses de la communication moderne sans frontière qui pour s'adresser à tout le monde ne parle plus à personne. Dans les dialogues de Joël Séria, une femme est « drôlement bien bidochée », ou « vaut bien son coup de chevrotine ». Tout un niveau de langage qui froisse aujourd'hui la pensée dominante qui voit dans tout et n'importe quoi une atteinte à la dignité d'une catégorie d'individus. Et que dire des propos de bistrot typiquement franchouillards dont on s'empressera de nos jours à déplorer l'antisémitisme ou la xénophobie avec cette moue dédaigneuse de constipé chronique, sans remarquer qu'il y avait certainement moins de violence et d'animosité dans la bouche de qui les tenait avec forfanterie et légèreté à cette époque que dans les mots couverts et bien pesés que certains peuvent tenir aujourd'hui en prenant toutes les précautions d'usage pour ne pas, justement, s'attirer d'ennuis ?
Durant deux années, entre 1975 et 1977, Joël Séria a beaucoup travaillé. Le succès des Galettes de Pont-Aven lui permit de monter deux autres films dans la foulée. Marie Poupée, en 1976, est encore un exemple de film audacieux, un conte de fée qui tourne au cauchemar par excès de pureté et de félicité.
1977 avec la sortie de l'excellent mais peu remarqué Comme la lune marque le début d'une longue traversée du désert pour le cinéaste. Un temps tenté par l'Amérique où il partit travailler sur un projet de film jamais monté, Séria devra attendre dix années avant de retrouver le chemin des plateaux. Et c'est avec Marielle qu'il revient, dans un film un peu loufoque intitulé Les deux crocodiles. Nous sommes alors dans les années 80, et le film est un témoignage de son époque : plus convenu. Le duo Marielle / Jean Carmet fonctionne bien, on relève encore de jolies répliques, mais il manque le charme et la subtilité des précédents films.
Les films tournés par Joël Séria dans les années 70 ont acquis avec le temps un charme supplémentaire, celui de l'époque qu'ils reflètent. Celle d'une certaine insouciance, d'une certaine humilité aussi, où le con ne se prenait pas pour un monarque, où la connerie était parfois même une forme d'expression artistique. Une époque où la liberté n'était pas qu'un mot qu'on se balance vaniteusement en se pliant aux règles de la méthode coué, car de la liberté de ton de ces films d'apparence désuète et vulgaire, il ne reste plus que vestiges et illusions aujourd'hui. Le progrès est passé par là.