25 janvier 2011

Louis CALAFERTE : Requiem des innocents

Coup d'essai de Louis Calaferte en 1952, ce premier roman est supposé n'en être pas un. Comprendre : il ne s'agirait pas d'une affaire d'imagination, mais de vécu. On peut légitimement employer le conditionnel en le rapportant, car ce livre, dans ce souci d'authenticité, fait à mon sens largement fausse route.

J'attends d'une autobiographie (ou d'un roman autobiographique), avant toute chose, qu'elle sonne juste. Or, Requiem des innocents, bien trop souvent, met mon doute en éveil. Toute cette histoire sonne trop arrangée, la galerie de portraits de personnages, les péripéties du jeune Calaferte elles-mêmes, les liens entre les différents personnages, tout cela ressemble à une œuvre de cinéma, avec ses codes, ses clichés. Ici, on retrouve le lyrisme populo cher à un certain septième art, Calaferte ne parvient pas à s'en défaire, il nous sert ses vérités d'un ton parfois si sentencieux qu'il en paraît grotesque.

« (…) Pour toucher, pour voler un peu de vérité humaine, il faut approcher la rue. L'homme se fait par l'homme. Il faut plonger avec les hommes de la peine, dans la peine, dans la boue fétide de leur condition pour émerger ensuite bien vivant, bien lourd de détresse, de dégoût, de misère et de joie. Avec les hommes de la peine, il faut vivre dans le coude à coude. Mélanger aux leurs sa sueur, les suivre dans leurs manifestations grandioses et bêtes. Parler leur langue. Toucher leurs plaies des cinq doigts, boire à leurs verres, pleurer leurs larmes, faire gémir leurs femmes, partager leurs pauvres espoirs et leurs petits bonheurs. (...) » (p.26-27)

Calaferte, à plusieurs moments, cherche aussi manifestement la larme de son lecteur, il parade, joue ici à l'homme blessé (la partie où il s'adresse à sa mère puis à son père – pages 89-90 – est bien écœurante de pathos, et par conséquent, bien creuse), là au camarade attendri et charitable (il va même jusqu'à singer le Christ, pages 65-66) , et sur la fin, nous livre un récit répugnant du meurtre qu'il aurait commis d'un pauvre chien errant – sans qu'on sache très bien, une fois encore, s'il s'agit de vécu ou d'imaginé – tout en se payant l'indécence de feindre l'attendrissement devant le sort du pauvre animal, de parer son ignominie d'un fond de générosité, juste pour la parade, une fois encore, en psychologisant niaisement son abjection.

Dans ce meurtre comme dans la plupart des sujets, Calaferte tente de démontrer, d'interpréter, de théoriser les faits, les idées, tout cela ne paraît généralement pas très clair, le propos est noyé dans un méli-mélo de phrases se voulant littéraires, qu'on sent servies un peu comme les cacahuètes au moment de l'apéritif, parce que c'est l'usage, et que l'usage, ici, en littérature, est précisément de faire des phrases, des phrases d'apparence spirituelle, profonde, des phrases psychologiques, intellectuelles ? Ridicules, lourdes et dérisoires, de mon point de vue.

Finalement, à tenter de démêler le vrai du faux, on finit par tout mettre dans un même panier, tout finit par apparaître très largement falsifié, détourné, vicié par un esprit trop soucieux de son image et trop entravé par les belles idées des autres. Les quelques phrases qu'on pourrait juger intéressantes ici et là perdent de leur force, elles semblent avoir atterri là par erreur. L'histoire d'amitié entre Calaferte et Lobe – son directeur d'école, d'un abord assez intéressant, paraît elle aussi, finalement, bien insignifiante. C'est  l'adjectif qui résumera ce livre, pourtant promis authentique et puissant. Ces choses-là ne se décrètent pas, et pour trouver un peu d'authenticité, il faut d'abord se refuser à toute interprétation, à toute tentation d'exagérer, il faut s'en tenir aux faits, chose dont, manifestement, était incapable Louis Calaferte, l'auteur de « La mécanique des femmes », ce livre qui m'avait assommé, jadis, en moins de dix pages, quand tant d'autres s'émerveillaient devant cette « pénétrante analyse de la nature des femmes ».

« (…) On se bat beaucoup chez les pauvres. Il faut bien passer sur quelqu'un sa fureur, sa rage d'être au monde et d'y rester. (...) » (p.16)

« (…) Je pense que rien au monde  n'est plus féroce, vicieux, criminel qu'un enfant. (...) » (p.16)

« (…) je compris confusément qu'on ne pouvait combler un homme que dans les limites de ses désirs. Lui apporter de bonnes paroles, l'aiguiller sur les chemins de la droiture quand son rêve est de piller et de rançonner n'est pas une consolation. On ne peut rien faire d'autre pour un homme que lui donner à manger et à boire, quand il a faim et soif. Donner le pain à celui qui marche l'estomac creux, donner le vin à celui qui veut s'enivrer ; et se taire. Il n'y a rien à dire. Seule la vie sait comment elle conduira tel ou tel homme. (…) » (p.37)

« (…) Qu'on ne vienne pas me dire que la faim incite à la révolte : ce n'est pas vrai. Ça vous ramollit, au contraire. On a le sourire obséquieux pendu à la bouche. Toute l'existence se centre d'un coup sur un repas complet. Ça tourne à l'obsession. On y perd dignité, honneur et orgueil. (…) » (p.97)

15 janvier 2011

Georges HYVERNAUD : La peau et les os

Je n'avais jamais entendu parler de Georges Hyvernaud lorsque Zorglub, l'auteur du remarquable blog Binary Coffee, en fit une recommandation chaleureuse. Rien d'étonnant au fond : cet écrivain né en 1902 et mort 81 ans plus tard a tout d'un auteur maudit. La peau et les os – son premier roman –, publié en 1949, passa totalement inaperçu, en dépit des soutiens de poids que sa biographie rappelle : Sartre, Roger Martin du Gard, ou encore Blaise Cendrars. Rien n'y fit.

La conséquence fâcheuse de ce désintérêt, c'est qu'il mit un terme prématuré à la carrière de Georges Hyvernaud en 1953, après la publication tout aussi boudée de Wagon à vaches. Conséquence qui apparaît réellement fâcheuse et même carrément déplorable lorsqu'on découvre la richesse de La peau et les os.

Georges Hyvernaud est présenté par Raymond Guérin, l'auteur de la préface, comme un homme à l'apparence de pecnot charentais (avec l'accent qui l'accompagne), timide et transparent. Mais lorsqu'on le lit, c'est un autre homme qui s'impose : impitoyable, écœuré par la nature humaine, pourfendeur des hypocrisies sociales, et je m'arrêterai là. Mais le plus remarquable chez cet homme, c'est que son constat implacable, il le dresse sans un soupçon de vanité. Il éborgne placidement, il dégomme avec l'humilité de l'homme modeste qu'il semblait être au quotidien. En d'autres termes, l'homme ne parade pas, il ouvre grand ses yeux, et ce qu'il voit le dégoûte.

Le détonateur de cette prise de conscience, c'est la captivité. Georges Hyvernaud a passé cinq ans de sa vie comme prisonnier de guerre, entre la débâcle française de 1940 et la capitulation allemande en 1945. C'est à cette période de sa vie qu'est consacré La peau et les os. L'enfer des camps de détention, Hyvernaud le décrit avec mesure. Ce qu'il estime insupportable n'est pas tant les privations et la réclusion, que la promiscuité, l'impossibilité de s'isoler de ses semblables, cette plèbe rendue à ses plus méprisables instincts par l'absence d'espoir et la perte progressive de dignité que le dénuement leur inflige.

Hyvernaud décrit admirablement cette régression de l'homme que les barrières sociales n'endiguent plus. Il use de procédés littéraires criants de réalisme et d'efficacité – où s'entremêlent réflexions subtiles et intrusions sauvages de son environnement dans le cours de ses pensées – pour peindre l'abjection de la condition humaine au-delà même de la captivité.

Car La peau et les os n'est pas seulement un réquisitoire contre la condition ignominieuse des prisonniers, c'est aussi un formidable uppercut à l'encontre des conventions sociales, et du sens que l'on cherche tous, plus ou moins, à donner à nos vies. Nos pauvres vies.

« (…) Elle est peut-être commencée depuis longtemps, la folie, pour nous et pour tout le monde. Quand on y regarde de près on se demande si, avant, c'était tellement différent. Ce que nous appelions notre liberté, ça consistait déjà à marcher en rond les uns derrière les autres. A mâchouiller les mêmes lieux communs. A exécuter un invariable va-et-vient entre des certitudes infranchissables. Elles n'étaient pas à nous, ces certitudes. Ça venait des familles, des journaux. C'était comme cet air qu'on respire, et où il y a de tout, la fumée de toutes les pipes, les bacilles de tous les poumons, l'usure de toutes les pierres, l'odeur de toutes les peaux. Voilà longtemps que ça dure, la captivité. (...) » (p.91-92)

« (…) En ce temps-là, on s'arrangeait aisément pour boucher les trous par où auraient pu se faufiler des réflexions trop précises. On avait le football du dimanche, les femmes, le fric, le cinéma. Épatant, le cinéma, comme narcotique. Le cinéma, le grand bazar de l'hébétude, la chaude boutique du rêve tout fait, tout cuit, démocratique et standard. Il n'y avait qu'à s'asseoir, à être là, à ouvrir les yeux. A être un homme de la foule, consentant, passif, soumis à la frénésie mécanique des images, livré aux spectres, sans passé et sans avenir. (...) » (p.94)

Tout au long de ce court roman, et de manière plus évidente encore dans les trois premières parties du livre (sur 5), les phrases et paragraphes mémorables s'enchaînent.   Les mots d'Hyvernaud sonnent comme la voix de la vérité. C'est sa seule ambition : dire les choses telles qu'elles sont, telles qu'il les ressent. Les faussetés l'exaspèrent, elles se heurtent à sa plume et lui impriment une cadence harassante. Petit florilège :

« (…) Depuis que Ruche est mort, Merlanchon et Ruche sont inséparables. Avant la guerre, ils se connaissaient à peine. Ruche vendait de la bonneterie. Il était en instance de divorce. C'est tout ce qu'on pouvait dire de lui. Quand il vous accrochait, vous en aviez pour deux heures de plaintes inextricables à propos de son avoué et de ses frais de procès. A part de divorcer et de vendre des chaussettes, on ne concevait pas qu'il pût arriver quoi que ce fût à cette créature éplorée. Mais il lui est arrivé d'être torturé et de se taire. Il lui est arrivé d'être fusillé. « On n'aurait pas cru », disent les gens. On ne croit jamais qu'un pauvre type puisse, comme ça, tout d'un coup, choisir la fierté et le courage. Et maintenant Merlanchon s'est fait le chroniqueur, le chantre de Ruche. Il s'est associé à ce fantôme. Il s'est doucement glissé dans le destin de Ruche, dans le combat et le silence  de Ruche. Il enchevêtre dans des récits ambigus et pathétiques ce que Ruche a fait et qu'il a fait, lui, Merlanchon, et ce qu'il aurait pu faire. C'est plein de sous-entendus et de subtiles transpositions. On ne s'y reconnaît plus. Pas moyen de savoir ce qui appartient à Merlanchon et ce qui appartient à Ruche. Merlanchon finit par prendre toute la place. Même quand il prononce : « Ruche, c'était un dur »  – en vous fixant de ses petits yeux rouges –, on comprend tout de suite que c'est lui qui est un dur. Du granit, Merlanchon, de l'acier. (...) » (p.26-27)

« (…) Personne n'intéresse personne. On fait semblant. Chacun parle de soi. On écoute les autres pour pouvoir leur parler de soi. Mais au fond, on s'en fout. (...) » (p.27)

« (…) Personne ne peut souffrir personne. On a parfois l'air de s'entendre. On rigole des mêmes obscénités. On se montre des photos de gosses. On joue aux cartes. Mais il circule là-dessous une haine patiente, attentive, subtile, méticuleuse. Une âcre méchanceté de bureaucrate ou de vieille dame. De jour en jour on aiguise, on recuit, on perfectionne ses griefs et ses répulsions. C'est forcé. C'est à cause de cette misère à odeur de latrines où l'on est barattés tous ensemble, crève-la-faim et crève-l'ennui. On en veut aux autres d'être toujours là. On leur en veut des gueules qu'ils ont, de leurs voix, de leurs goûts et de leur dégoûts, de la place qu'ils tiennent, de dire ce qu'ils disent, de chanter ce qu'ils chantent, de Nietzsche, de la p'tite Amélie, de renifler, de roter, d'exister. On leur en veut de cette existence immuable, inévitable, où se déchire notre existence. Et à tout moment les antipathies crèvent en disputes extravagantes. On ne sait même pas pourquoi. (...) » (p.66)

Hyvernaud dresse une galerie de portraits sans pitié à l'égard de ses camarades de chambrée. Il capte l'essence de leur absurdité en quelques phrases assassines :

« (…) Beuret a une belle âme. Il croit au sens de la vie et à des choses comme ça. Il est maître d'école dans le Jura. Sa femme l'a plaqué pour un voyageur de commerce. Le sens de la vie, c'est être instituteur et cocu. Il me fait penser, avec ses lunettes et son nez éploré, au Salavin de Duhamel. Encore une belle âme, Duhamel. Comme ce serait touchant, la captivité vue par lui. Un bloc d'amitié et de douceur. Tout le monde y serait ivre de bonne volonté, on y nagerait dans la bienfaisante chaleur humaine. Autrefois, j'ai été dupe de cette rhétorique niaise. Mais je suis guéri. Je ne peux plus souffrir les belles âmes. Je ne peux plus souffrir les autres. (...) » (p.65)

Au passage, il égratigne quelques belles réputations. Georges Duhamel ici, Paul Valéry ailleurs, et surtout Charles Peguy – dont il vilipende le sophisme, l'exaltation patriotique, la posture populiste ou encore la pédanterie stérile de théoricien déconnecté des réalités  – sur tout un chapitre.

Le style de Hyvernaud est compact – il use très peu, voire pas du tout, du dialogue avec tiret et retour à la ligne – et en même temps très léger à lire. Le secret ? Une prose maitrisée de la majuscule au point final. Pas de bavardages, des idées fortes exprimées puissamment avec une économie de moyens. Des phrases courtes, désarmantes de sincérité. Du rythme. Bref, le livre que, vaniteusement, on eut aimé écrire.

« (…) Mes vrais souvenirs, pas question de les sortir. D'abord, ils manquent de noblesse. Il sont même plutôt répugnants. Ils sentent l'urine et la merde. Ça lui paraîtrait de mauvais ton, à la Famille. Ce ne sont pas des choses à montrer. On les garde au fond de soi, bien serrées, bien verrouillées, des images pour soi tout seul, comme des photos obscènes cachées dans un portefeuille sous les factures et les cartes d'identité. Et puis les gens sont devenus difficiles avec la souffrance des autres. Pour qu'ils la comprennent, et encore, il faut qu'elle saigne et crie à leur tordre les tripes. Nous n'avons à offrir, nous autres, qu'un médiocre souffrance croupissante et avachie. Pas dramatique, pas héroïque du tout. Une souffrance dont on ne peut pas être fier. (...) » (p.30-31)

« (…) C'était l'heure du dimanche où les rues s'emplissent de couples. Des couples qui sortent du cinéma ou qui y entrent. Des couples qui en avaient assez de s'embêter à la maison et qui viennent s'embêter dehors. Des couples qui prennent l'air. Qui prennent l'air ravi ou résigné, ou fatigué. (...) » (p.34)

« (…) Et on s'imaginait qu'on avait une âme, ou quelque chose d'approchant. On en était fier. Ça nous permettait de regarder de haut les singes et les laitues. On n'a pas d'âme. On n'a que des tripes. On s'emplit tant bien que mal, et puis on va se vider. C'est toute notre existence. On parlait de sa dignité. On se figurait qu'on était à part, qu'on était soi. Mais maintenant on est les autres. Des êtres sans frontières, pareils, mêlés, dans l'odeur de leurs déjections. Englués dans une fermentante marmelade d'hommes. Remués, brassés, perdus et fondus là-dedans. Égalité et fraternité de la merde. On avait ses problèmes. On était fier de ses problèmes, de ses angoisses. On n'est plus fier de rien, maintenant. Et il n'y a plus qu'un problème qui est de manger, et ensuite de trouver une place où poser ses fesses sur ces planches maculées. S'emplir, se vider. Et toujours ensemble, en public, en commun. Dans l'indistinction de la merde. On ne s'appartient pas. On appartient à ce monstre collectif et machinal qui toute la journée se reforme autour de la fosse d'aisance. » (p.48-49)

« (…) Curieux que, dès qu'on écrit, il nous vienne un besoin de mentir. C'est plus fort que vous. Un besoin de donner aux choses une apparence avantageuse. Et si vous y résistez, on vous trouvera immoral et subversif. (...) » (p.51)

« (…) Et il se trouvera des gens pour prétendre que ces années de captivité furent un temps de recueillement. Ce temps où l'on est livré aux autres. Condamné aux autres. Condamné à Vignoche et à Pochon. Envahi par les autres au point de ne savoir plus ce qu'on est, ni si on est encore quelque chose. De l'homme partout. Le frôlement, le frottement continuel de l'homme contre l'homme. Les fesses des autres contre mes fesses. Les chansons des autres dans ma cervelle. L'odeur des autres dans mon odeur. C'est de cela que nous sommes captifs, plus que des sentinelles et des fils barbelés. Captifs des captifs – des autres. (...) » (p.60)

« (…) La pauvreté, ce n'est pas la privation. La pauvreté, c'est de n'être jamais seul. Je m'en rends compte maintenant que je suis de l'autre côté. Le pauvre n'a pas le droit à la solitude. Il naît à la maternité, avec les autres. Il crève avec les autres, à l'hôpital. Entre la crèche et l'hospice il y a les garderies et les asiles, les taudis et les casernes. Sa vie, de bout en bout, il lui faut la vivre en commun. On joue dans le sable public des squares et sur le trottoir de tout le monde. On couche à dix dans la même pièce. On se heurte dans les escaliers et les couloirs. Et c'est plein de murs, d'escaliers et de couloirs, la pauvreté. Les portes ferment mal. Les murs ne séparent pas. N'importe qui peut entrer chez les autres pour emprunter cent sous, pour rapporter une casserole, ou simplement pour s'asseoir les mains aux genoux et raconter sa peine. Et on ne sait même pas où cela commence et où cela finit, « chez les autres ». (...) » (p.62-63)

« (…) Quand on est pauvre, il ne faut pas être difficile. L'orgueil, la dignité, c'est un luxe de gens heureux. Nous, on est des pauvres, et moins que des pauvres. Des espèces de clochards. Des types pareils à ces chômeurs qui rôdent le long des boutiques, dans les villes, sans goût à rien, résignés, abjects – ces hommes bien désagrégés, bien finis, qui s'en vont les mains dans les poches vers là ou vers ailleurs ; ils suçotent leur bout de cigarette et ils n'en demandent pas davantage. Nous sommes ces hommes sans fierté. A partir d'un certain degré de dénuement, on renonce à s'y reconnaître dans le bien et le mal. Défendu, permis, cela ne signifie plus rien. Mots d'une autre langue et d'un autre monde. A la lumière de la misère tout change d'aspect. On voit les choses autrement. (...) » (p.68)

« (…) L'histoire des historiens est comme un magasin d'habillement. Tout y est classé, ordonné, étiqueté. Les données politiques, militaires, économiques, juridiques ; les causes, les conséquences ; et les liaisons, les rapports, les ressorts. Tout cela bien étalé devant l'esprit, clair, nécessaire, parfaitement intelligible. Ce qui n'est pas clair du tout, ce qui est obscur et difficile, c'est l'homme dans l'Histoire ; ou l'Histoire dans l'homme, si on préfère ; la prise de possession de l'homme par l'Histoire. L'homme complique tout. Dès que l'acteur, celui qui y était, s'en mêle, on ne s'y reconnaît plus, on ne peut plus s'en sortir. Il dérange les belles perspectives historiques avec sa façon à lui de mettre les détails en place, et jamais à la bonne place. Pour lui, c'est toujours ce qui n'a pas d'importance qui compte le plus. (...) » (p.101-102)

« (…) C'est cela le propre de notre époque : d'avoir profondément désorganisé le réel, de nous avoir fait perdre notre confiance dans les choses et les êtres, dans la constance, la cohésion, la densité des choses et des êtres.
Les machines s'en sont mêlées. La T.S.F., le cinéma, le téléphone, le phono : toutes les machines inventées pour nous soustraire aux contacts directs, aux corps à corps avec les hommes et la nature. Toutes d'accord pour opérer une incroyable altération de notre vision de la vie.
(…)
Les mêmes mécaniques publicitaires lancent une marque d'apéritif et propagent les mots d'ordre d'un dictateur. Des visages de boxeurs, de grues, de chefs d'État, obsèdent pêle-mêle les mémoires, nourrissent l'exaltation quotidienne. Tout s'égalise, se confond dans la même irréalité émouvante. On ne peut plus distinguer les valeurs, les tailles, les rangs. Staline ou Mussolini participent de la même existence stellaire que Greta Garbo. Un bombardement à Madrid, une grève à Changhaï revêtent le caractère fabuleux d'une irruption de gangsters dans un film de la Fox Movietone. » (p.107-109)

14 janvier 2011

Paul MORAND : Mes débuts

En tant que romancier, Paul Morand m'intéresse peu. Je n'avais pas trouvé L'homme pressé inintéressant, mais ce genre de roman, même en développant une thèse à laquelle j'adhère – dans celui-ci, pointer du doigt l'empressement pathologique de l'homme moderne à courir toujours plus vite vers la mort – ce genre de roman, donc, manque à mon goût de personnalité. Je veux dire : d'impudeur de la part de son auteur vis à vis de lui-même. J'aime les écrivains qui cherchent à voir clair en eux-mêmes, c'est à mon sens la voie la plus efficace pour ensuite comprendre les autres.

A ce titre, une autre facette de l’œuvre de Morand attire plus vivement mon attention : ses écrits autobiographiques. Il existe des récits de voyage, des fragments de journaux intimes et particulièrement son Journal inutile. Et puis il y a aussi ce très court texte – Mes débuts – publié en 1933, alors que Morand était âgé de 45 ans.

Dans ce petit livre, Paul Morand regarde sa vie dans le rétroviseur, il évoque les nombreuses facettes qui ont rythmé son existence et sa carrière d'homme de lettres : études, carrière diplomatique, voyages,  cinéma et bien sûr littérature.

A ce sujet, Morand propose une intéressante définition : la littérature est pour lui une « contribution à la grande enquête sur l'homme, (…) non pas l'homme « classique », semblable à lui-même en tout temps et en tout lieu, qu'on enseigne à l'école, mais l'homme d'un temps, d'une année, d'un jour, dont il fallait fixer sur l'heure la chronique. »

Bref, un instantané de la vie contemporaine, et une recherche de vérité puisqu'il y a enquête. Selon cette vision de la littérature, on pourra s'interroger sur le rôle que remplissent les rois de l'édition du moment, avec leurs « fictions historiques » (belle antinomie au passage), leurs polars américanisés ou leur sentimentalisme gentillet et bien improbable. Quel rapport a la vie d'un Français fait de chair et d'os en 2010 avec les frasques de Marie Antoinette, des enquêtes de la police scientifique de Miami ou encore de beaux sentiments purs avec des femmes parfaites ?  Parenthèse fermée.

Paul Morand, lui, parle d'une vie qu'il connait bien, dans Mes débuts. Et il en parle avec une relative liberté et quelques touches d'un humour pince-sans-rire qu'il a probablement acquis en même temps que l'accent lors de ses séjours linguistiques en Grande-Bretagne lorsqu'il était enfant. Une époque sur laquelle il s'attarde au début du livre, pour livrer des sentiments d'ordre général plutôt pertinents :

« (…) On parle toujours des goûts d'un enfant. Mieux vaudrait s'inquiéter de savoir où se portent ses dégoûts. « J'ai le dégoût très sûr », disait Jules Renard ; c'est le cas de bien des débutants. N'arrive-t-il pas que l'on se définisse plus vite et plus facilement en disant non que oui ? (...) » (p.11)

« (…) commencer la vie avec beaucoup d'argent est une erreur, mais nous ne le savions pas. La fortune nous joue bien des mauvais tours : le pire, c'est de nous permettre de réaliser nos rêves. Or les rêves, et surtout ceux des jeunes gens, sont généralement idiots.(...) » (p.17)

L'écrivain évoque donc des souvenirs, certains assez cocasses de son amitié avec Proust, ou plus sérieusement, analyse en quelques lignes les courants littéraires de son temps, ou encore justifie les orientations prises par lui et les écrivains de sa génération :

« (…) Je suis d'accord avec Massis et avec ses jeunes disciples pour trouver beaucoup moins intéressants ces essais de codification du désordre, de mise en valeur des erreurs d'après guerre, de la glorification du doute, de la déification de l'évasion qui se manifestent à partir de 1925, c'est-à-dire à partir du moment où l'après-guerre perdait déjà de sa qualité et de son intérêt humain. Quand les critiques commencent à définir, les penseurs à mettre au point et les écoles à se former, on peut être sûr que le spectacle est fini. (...) » (p.46-47)

« (…) En France, depuis cinq ans, par pudeur, nous nous étions efforcés de purger la littérature de l'éloquence, de la prolixité, de la larme à l’œil. Nous fîmes ensuite de notre mieux pour débarrasser les récits de voyages de tout kimono, opium, pagode, vice de couleur et autres pousse-pousse ; en un mot, de toute cette crasse que l'exotisme littéraire avait entassée à la fin du XIXe siècle sur la beauté du monde. (...) » (p.50)

Et puis, en fin d'ouvrage, Morand règle ses comptes avec le cinéma :

« (…) Le cinéma, ce n'est pas le règne de la plume, c'est le règne des ciseaux. Ce n'est pas de la littérature, c'est de la couture. On n'y parle jamais d'écriture, mais de découpage ou de montage. Comme dans la couture, c'est la mode qui règne : vedettes ou figurants, auteurs ou dialoguistes, chacun apporte au marché ce que demandent les loueurs de salles. Les petites maisons copient les grands faiseurs, et les grands faiseurs produisent en série des films tirés de vieux opéras, dépècent les romans, maquillent les épopées, travestissent les mélodrames, commentent les nouvelles à la main et habillent les plus vieux faits divers de nouvelles parures. Le travail se fait en série. Je puis citer un studio où l'on fait faire les dialogues comiques par tel auteur, les passages dramatiques par tel autre, et les monologues par une dame spécialisée dans ce business... (...) » (p.57-58)

« (…) Ce que le texte d'un auteur devient entre les mains des maquignons de film, René Clair l'a décrit dans un article du Temps qui a fait pas mal de bruit ; on ne donnerait pas, disait-il, des conseils à un ingénieur sur la façon de construire un pont ; mais au cinéma, chacun se croit en devoir de donner son avis sur l'histoire que vous apportez. Le metteur en scène, les preneurs de vues, les maquilleurs, les dialoguistes, tous, jusqu'au barman et à l'habilleuse, collaborent et refont votre texte. (...) » (p.59-60)

« (…) un film n'est que par hasard une œuvre d'art ; c'est, avant tout, un papier de commerce : il doit être vendu avant d'être tourné ; plus il sera endossé et plus on trouvera à le placer. (...) » (p.60-61)

Cesare PAVESE : Par chez toi

Je ne suis plus sûr de rien. La lecture des trois nouvelles de Terre d'exil avait fait de Cesare Pavese l'un des auteurs qui répondaient le plus à ce que je souhaitais lire. J'avais vu dans ces textes, peut-être à tort, une part de vécu. Ces nouvelles me semblaient trop authentiques pour ne pas être, au moins en partie, autobiographiques.

Publié en Italie en 1941, Par chez toi est le premier roman de Pavese. En France, c'est sous le titre Par chez nous, dans une traduction de Nino Frank, qu'il fut pour la première fois révélé au public, en 1953. Les premières traductions françaises des livres de Pavese sont réputées exécrables, c'est donc dans la nouvelle traduction de Mario Fusco - proposée dans le volume Quarto Oeuvres - qu'il est plutôt conseillé de lire ce roman, et non dans le recueil Avant que le coq chante, toujours disponible dans la collection L'imaginaire Gallimard.

Par chez toi est le récit d'un citadin, rédigé à la première personne, qui sort de prison et se laisse embarquer à la campagne par son ancien compagnon de cellule, un type d'apparence niaise et mal dégrossie. On ne sait d'abord pas vraiment pour quelles raisons les deux hommes se sont retrouvés sous les verrous. Pour Berto, le narrateur, ça reste un mystère. Talino, c'est flou. Une histoire d'incendie criminel dans son village. Le mystère plane tout au long du récit, sur tous les plans, au point qu'on ne sait jamais trop où Pavese veut nous embarquer.

Son histoire, l'auteur italien l'a concoctée avec une idée derrière la tête. Il y a un message à saisir derrière tout ça. Derrière le premier niveau de lecture, derrière la petite histoire du Turinois prétentieux plongé dans un univers campagnard qu'il ne connait pas, il y a un second niveau de lecture. Mais les clés pour y accéder semblent un peu tarabiscotées. On devine que Pavese souhaite peindre une nature humaine sous des couleurs peu chaleureuses, mais sa tendance à trop intellectualiser sa démarche littéraire brouille les pistes. Si bien qu'un décodage est nécessaire, et rend le texte un peu obsolète.

Ainsi, dans sa correspondance dont certains extraits sont repris dans la préface de Martin Rueff, les intentions de Pavese sont un peu mises à jour. Mais une fois encore, on reste dans le flou, du moins : je reste dans le flou. Sans doute est-il nécessaire d'être un grand lettré, un éminent universitaire pour saisir toutes les finesses que Pavese a tenté de glisser dans son œuvre. Tout cela me semble en tout cas manquer singulièrement de simplicité.

Néanmoins, Par chez toi, dans son premier niveau de lecture, est un livre assez agréable à lire. C'est une fiction que le talent de Pavese rend par certains aspects étonnamment authentique. La campagne italienne des années 1930, à l'heure de la moisson, sous un soleil de plomb, l'érotisme de la relation entre Berto – le narrateur – et Gisella, l'une des sœurs de Talino, tous ces éléments sont remarquablement rendus.

Reste le fond, pour moi assez abscons. Et les moyens mis en oeuvre – la fiction – qui me laissent toujours un peu perplexe, malgré les qualités évoquées plus haut. On est dans l'évocation, l'émanation, la poésie, et si je suis sensible à de nombreux poèmes de Pavese dans Travailler fatigue, cette forme de poésie en prose, avec ses effets de moi assez incompris, ne me parle pas beaucoup. Parmi ces effets, il y a en premier lieu la concordance des temps martyrisée volontairement au nom de... de quoi d'ailleurs ? Pavese l'explique dans un courrier à un ami : il n'a « pas écrit en singeant Berto – le seul qui parle –, mais en traduisant ses ruminations, ses stupeurs, ses railleries etc., comme il les dirait lui s'il parlait italien. » Pavese aurait donc « uniquement violenté la grammaire quand cette violence indiquait une désinvolture, une involution de son esprit. » L'auteur n'a « pas voulu faire voir comment Berto parle en s'efforçant de parler italien (ce qui serait de l'impressionnisme dialectal), mais comment il parlerait si sa langue devenait – un jour de Pentecôte – italienne. » Et de préciser : « En somme, comme il pense. »

Ceci est sans doute très intéressant, et je ne voudrais pas faire semblant de ne pas comprendre, mais il y a dans tout ça, à mon goût, trop de conceptualisation. Comme je l'ai déjà écrit, Par chez toi n'est pas un roman désagréable à lire, mais il est simplement l'œuvre d'un esprit trop intellectuel pour moi. Le vécu, je ne vois que cela de véritablement parlant. Pour l'exemple, je lisais dernièrement La peau et les os, de Georges Hyvernaud. Nous ne sommes pas dans le concept mais dans l'expérience. Et elle est rendue d'une manière prodigieusement parlante. L'intérêt des mots est à mon sens plus à chercher dans ce qu'ils expriment primitivement que dans ce qu'ils sont supposés représenter derrière le mur de complexité dont on les a parés. C'est mon avis, rien que mon avis. Ma conception des choses, car c'en est une également, mine de rien...

13 janvier 2011

Eugène DABIT : Faubourgs de Paris

Si l’œuvre de Eugène Dabit n'est pas totalement tombée dans l'oubli, c'est surtout grâce au cinéma. Son premier roman a été popularisé à l'écran par Marcel Carné, sous les traits de Arletty et Louis Jouvet, dans le film du même nom : Hôtel du Nord. Dans ce livre, Dabit racontait d'une manière romancée son histoire ; cet hôtel, c'était celui qu'avaient tenu ses parents le long du canal Saint Martin.

Mais l’œuvre de Dabit, conséquente pour un homme mort à l'âge de 38 ans, me semble aujourd'hui très largement méconnue. Un certain nombre de fictions, ou de romans librement inspirés de sa vie, et aussi des textes plus solidement ancrés dans le réel, dont un journal intime et des chroniques. Parmi ceux-ci, les textes réunis sous le titre Faubourgs de Paris, publiés au début des années 1930, d'abord de manière fragmentée dans différents journaux, avant de paraître sous ce titre chez Gallimard en 1933.

Il s'agit d'une chronique sociale du début du 20ème siècle. Dabit y raconte la vie des prolétaires des quartiers nord-est de Paris, il évoque ses souvenirs d'enfance, observe, réfléchit. Le livre s'articule en quatre parties : la première sur le 18ème arrondissement, où Dabit raconte ses pérégrinations d'enfant dans un Paris en mutation. On passe de la Goutte D'or à Montmartre, de la porte de Clignancourt à Jules Joffrin pour faire une petite halte du côté de Pigalle. Dans les autres chapitres, l'auteur se rappelle des souvenirs d'école, et ses débuts d'adulte successivement dans le 19ème arrondissement, puis en exil dans la banlieue pour quelques temps encore champêtre de l'époque, à Montlhéry.

Le Paris à l'aube du vingtième siècle est encore hésitant, ses faubourgs sont en gestation. Il y a les terrains vagues, les bâtisses anciennes à taille humaine, il y aussi « la zone », ces bidonvilles faits de baraquements de fortune aux toitures en carton bitumé. Mais la folle urbanisation est en marche, et si le propos de Dabit sur les 30 premières pages n'est pas très clair, s'il tient d'abord plus de l'évocation et de la description, rapidement, ce propos se fait beaucoup plus tranchant. Dabit, très clairement, déplore et même maudit les changements qui s'opèrent à grande vitesse dans sa ville. Son environnement change, l'horizon est dévoré par les constructions de plus en plus massives, tout est remodelé par l'homme, jusqu'aux moindres parcelles censées évoquer la nature (les arbres rachitiques aux pieds emprisonnés dans des grilles, etc...).

Pour exprimer son dégoût, Dabit use souvent d'une inspiration remarquable, et d'un sens de l'observation dont seul un esprit libre est doté. On croirait parfois lire du Henry Miller dans ses saillies contre la modernité :

« (…) Le « funi » descendait sagement de l'église Saint-Jean-Baptiste à la place de la République, remontait lentement, stationnait sur une voie de garage, et, branlant, grinçant, pour dix centimes vous faisait parcourir le Faubourg du Temple et la rue de Belleville. Il rappelait l'âge d'or des expositions universelles. Son matériel rouille dans quelque dépôt ; dans l'esprit des vieux Bellevillois, il est devenu un appareil fabuleux. Des autobus le remplacent. Ils montent vivement, ronflent comme des avions. Mais pourquoi ce besoin de vitesse ? Pourquoi imaginer que le temps est de l'argent ? A pied, on fait tant de découvertes ! (...) » (p.72)

« (…) Autour de ces villas, l'espace libre se resserre. Jardinets entourés de grillages, baraques à poules et à lapins, les possesseurs de ces maigres biens son prisonniers. Ils vont chaque jour travailler à Paris, rentrent chaque soir éreintés ; et le dimanche, ils réparent les ravages du mauvais temps, ratissent, édifient une cabane. Ils sont propriétaires ; dans leur maison, comme l'escargot dans sa coquille. Ils ont plein la bouche de leur jardin, de leurs plantations ; leur lotissement est un monde ! Pour réaliser un vieux rêve, ils ont créé des villages dont l'avenir est misérable ; ils n'ont su qu'asservir bourgeoisement la terre, l'enlaidir, la partager.
Ces hommes, je les observe. Je regarde leurs faces où des rides trahissent la lassitude ; leurs chemises sales et leurs faux cols élimés ; leurs mains aux ongles en deuil ; et leurs vêtements défraîchis. J'imagine quelle toilette hâtive ils ont faite, avec du sommeil plein les yeux. Tous lisent religieusement leur journal, beaucoup en ont un second qui sort à demi de leur poche. Ils disent en soupirant : « Il n'y a rien, ce matin. » Que souhaitent-ils pour les tirer de leur vie quotidienne : une guerre ? Une révolution ? Les crimes, les reportages sensationnels, les discours politiques de leurs grands hommes, les passionnent. Ils cancanent comme des concierges, et gémissent à la pensée de rentrer au magasin ou au bureau. (...) » (p.117-118)

« (…) Le temps c'est de l'argent – de l'or ! puisqu'on n'a qu'une trentaine de minutes à consacrer à l'amour, au rêve, entre des heures de servitude. (...) » (p.74)

« (…) Je suis dans la ville de leurs rêves, les pieds dans la boue, enfermé entre des maisons, le cœur en révolte contre notre destin. Je me rappelle cette grande ceinture verte de la campagne, la couleur des saisons, une ligne d'horizon où seuls les arbres s'élèvent vers le ciel. La vue d'un cheval, d'un tas de fumier dans une cour, de l'herbe maigre d'un jardin public, me surprennent. Partout, des hommes au milieu de leur création ; des hommes acharnés à détruire, creuser, bâtir, étalant leurs faubourgs, afin que la terre ne soit plus qu'une immense ville à leur image. » (p.134)

« (…) Nous allons en pèlerinage rue Sorbier, rue des Cascades, rue des Envierges, rue du Retrait, rue de l'Ermitage. On abat les masures, les vieux s'en vont mourir Dieu sait où. On construit des immeubles qui cachent le ciel, des hôtels où les jeunes commencent une carrière d'homme. Prisons de la fatigue et du sommeil. Je ne crois pas découvrir un monde meilleur. (...) » (p.59)

Rétrograde, Dabit ? Certainement, mais surtout attaché au peu de liberté qu'on voulait bien laisser à l'homme. Les passages criants d'une cruelle lucidité pleuvent sur les pages comme des giboulées, les accalmies deviennent rares, surtout lorsque Eugène Dabit se livre à des conclusions en fin de chapitre.

« (…) Tant de logements dont je sais les richesses qui veulent cacher la défaite, les ambitions déçues : des salles à manger où je reconnais les meubles étriqués et le décor des galeries d'ameublement du boulevard Barbès ; et des chambres où il n'y a rien que de  pauvres choses usées par des habitudes, tachées par des gestes quotidiens, accablées par la vie. Là, des hommes et des femmes qui se retrouvent avec le soir, les lèvres pâles, le front vide de pensées, les mains lasses ; qui mangent sans entrain ; et, leur repas fini, lisent un journal. Puis s'endormiront, rouleront dans un fleuve sombre qui après les détours d'un décevant plaisir et du cauchemar, les ramènera vers les bords d'un jour pareil à d'autres jours, où leurs efforts aideront à créer un monde plus monstrueux qui les écrasera. (...) » (p.35-36)

Se réclamant plutôt du prolétariat (plus par héritage filial que par son mode de vie plutôt bohème, comme la postface nous le révèle en faisant référence à une critique que lui aurait fait Roger Martin du Gard, un de ses admirateurs avec André Gide), Dabit n'en est pas moins intraitable avec ses congénères. Cette dureté est mêlée d'une certaine compassion, certes, mais jamais d'un lyrisme populiste aveuglant. Pas d'ode à la bravoure et aux nombreuses vertus cachées du pauvre ici, mais une description clinique de l'abjection de ces existences que nul n'a choisi, et dont nul ne semble pouvoir s'extirper autrement que par la mort :

« (…) Impossible de s'isoler. Des murs de carton, des portes mal jointes, des fenêtres ouvrant sur la galerie, des cabinets communs. Comment résister au désir d'épier son voisin ? Ah! la vie est pour tous semblable. Du travail, du sommeil, de la mangeaille.
L'amour, la maladie, la naissance, la mort, les bonnes et les mauvaises nouvelles, une rumeur ou des confidences qui volaient de bouche en bouche, de porte en porte, les annonçaient. (...) » (p.63)

« (…) On se répète que de malheureux copains habitent encore des taudis. Les torchons, les linges qui flottent aux fenêtres, les crêpages de chignons, les observations du portier, les gueulements, les puanteurs, le manque de ciel, on s'en fout !
On a sa case, sa place, sa pauvre place dans le monde, et on arrive à joindre les deux bouts. Aujourd'hui, qui choisit son destin ? (…) » (p.65-66)

« (…) De station en station, le train s'est allégé. On reconnaît les usagers à leurs manies. Pour la place des Fêtes, ils se réunissent dans la voiture de tête. A peine le convoi arrêté, la foule se précipite vers l'ascenseur.
Une cage rectangulaire où quarante personnes s'entassent. Un dernier bain de sueurs et d'haleines, un dernier instant à contempler les hommes. Je me reconnais dans ces faces ternes ; je me retrouve dans ces êtres qui finissent une longue journée, qui sont encore prisonniers, et ardemment souhaitent la solitude. La montée est rapide, une bouffée d'air pur entre dans l'ascenseur. Je songe à un monde où nous vivrions sous la voûte des cieux. Un brusque arrêt, le grincement d'une porte d'acier. Vite, je regarde ces voyageurs dont s'empare le sommeil : femmes dont se fane le maquillage, hommes au linge sans fraîcheur. Ils bâillent, ils soupirent, ils s'enfuient, comme pris de panique. La femme renonce à plaire, l'homme à conquérir. (...) » (p.69)

Et rien ne résiste au rouleau compresseur de ces existences mornes, surtout pas l'amour :

« (…) On regarde les jeunesses qui ne connaissent pas leur bonheur, puis avec un soupir on se perd dans la foule, en ruminant ses souvenirs de jeune fille. Autrefois, le dimanche, on n'avait pas le souci d'un ménage, mais celui de sa toilette et des amoureux ! La glace d'une devanture brille, on s'arrête devant une seconde : les cheveux en désordre entourent un visage morne, avec une peau transparente, usée. On va « en négligé », aux pieds de vieilles pantoufles. Le désir de plaire a disparu, comme une fleur se fane. Fini la beauté, fini l'amour... (...) » (p.78)

Au contraire d'un panégyrique prolétarien, Dabit s'attarde plutôt sur la petitesse des hommes et de leurs femmes, jamais à l'économie de mesquineries, de mépris à l'égard des moins bien lotis, ou de jalousies envers les moins mal en point.

« (…) Et il fallait se remuer, courir aux provisions, cuisiner, coudre, torcher les marmots ! C'était la vie de la tribu, tracassière et collective. Chacun calomnié, jalousé, méprisé. Ou des camaraderies folles : « amis comme cochons », les femmes passant ensemble leurs journées, les hommes se rejoignant au bistrot, jusqu'au soir de brouille où dans l'escalier éclatait l'engueulade, tandis que les locataires riaient. (...) » (p.63)

« (…) Chaque mois, de nouvelles bâtisses cachaient l'horizon. Je ne découvrais partout que laideur ; j'écoutais des cris qui n'avaient plus ni drôlerie ni imprévu. Ces gosses au teint blême, au corps chétif, n'annonçaient pas un meilleur avenir. Déjà accoutumés aux promiscuités et aux chicanes, plus mûrs pour le vice que pour une délivrance, et ne connaissant de la campagne que la plaine pouilleuse du Bourget.
Habitations à bon marché ! « H.B.M. » On y faisait bon marché des vies ! (...) » (p.65)

« (…) C'est ainsi que le monde s'organise et que les hommes affirment leur puissance. Au Hameau des Bois, comme ailleurs, ils s'unirent en une Association de Propriétaires, eurent un syndic, des assemblées, pour se défendre contre un lotisseur plus roué qu'eux, faire respecter leurs droits par la Ville, et préparer leur avenir. Je fus de l'une de ces réunions. Tous les propriétaires y assistaient, graves, comme si le sort du quartier dépendait de ce débat. Après quelques singeries pour l'élection du bureau, on se chamailla, chacun défendant ses intérêts. Celui-ci possédait dix mètres de façade, celui-là vingt-cinq ! L'un voulait qu'on plaçât devant sa villa un lampadaire ; un autre qu'on empêchât les étrangers de traverser le hameau. Le sens de la propriété, mieux que l'alcool, tournait leurs têtes. (...) » (p.66-67)

Et Dabit se risque à un début d'explication à cette bassesse standardisée :

« (…) Nous voulions tous obtenir des bons points et la croix à la fin de la semaine, plus par gloriole que par amour de l'étude. Nous apprenions à être vaniteux et jaloux, à nous épier et nous « cafarder » ; nous nous devions de travailler avec une saine émulation, répétait notre maître. Quelque chose des luttes que nous aurions plus tard à soutenir dans la vie. (...) » (p.42)

Politiquement, Eugène Dabit était un homme engagé, séduit par le communisme, comme bien des intellectuels de son temps. Mais dans ce texte, Dabit ne donne jamais dans l'idéologie, jamais dans l'aveuglement. Sur les conseils de Roger Martin du Gard (comme le révèle une fois de plus la postface de Pierre-Edmond Robert), l'écrivain aurait épuré son premier manuscrit, et c'est précisément ce qui fait toute sa qualité, toute sa force.

Qu'il parle du 18ème arrondissement, du quartier de Belleville, de ses souvenirs d'écolier ou encore de son séjour à Montlhéry, on sent une justesse de ton, une acuité dans l'observation, un détachement. Ces témoignages apparaissent comme des documents précieux à qui souhaite comprendre la vie parisienne de la première partie du 20ème siècle, à l'époque où la capitale n'avait pas encore dégueulé sa laideur sur toute la banlieue, au temps où Montmartre avait encore l'aspect d'un village (où ses moulins et ses rues n'étaient pas des attractions pour touristes, et où la construction du Sacré-Coeur n'était pas encore tout à fait achevée pour les y agglutiner), où le banlieusard était encore un campagnard, et, aussi, où le prolétaire parisien était, déjà, le prisonnier d'un système bafouant singularité et liberté des individus, au profit d'un ordre économique impératif et suprême, la seule raison d'exister des hommes.

Au vu de la richesse de ce texte, on regrette que le projet de Dabit, dont l'intention était de chroniquer de manière plus exhaustive le Paris des années 30, n'ait pu voir le jour. Mais ce petit livre représente déjà, à lui seul, une lecture remarquable.

« (…) Plein de confiance, je me répétais les paroles de mon directeur : « L'instruction vous ouvrira toutes les portes. »
Elle m'ouvrit celles d'un atelier de serrurerie où l'on faisait la journée de dix heures... (...) »

« (…) Deux trimestres ne s'étaient pas écoulés que la cité avait perdu sa fraîcheur. Les mûrs des escaliers étaient éraflés par les meubles ; des tracts révolutionnaires, des inscriptions grossières, des traces de doigts, les souillaient ; des trainées de couleur y dessinaient des paysages. Les marches aux carreaux de faïence blanche se couvraient de crasse. A chaque étape, sur la galerie desservant les logements, le vert joyeux de la rampe s'éteignait, les portes se tachaient de boue et de graisse, et aux fenêtres, çà et là, du papier remplaçait une vitre. (...) » (p.62)

« (…) Pâtisseries, horlogeries-bijouteries, friteries, bazars, chemisiers, chapeliers, bal-musette. On y pénètre, tout est à portée de la main ; avec un peu d'argent on cède à ses désirs ; comme partout, on chaparde ! Des couleurs vives tachent les devantures, bariolage joyeux ; des affiches font naître de nouveaux désirs. (...) » (p.72)

« (…) A midi, rue des Pyrénées, commencent à siffler les sirènes. Les portes des usines s'ouvrent ; les ouvriers sortent, isolés, par groupes, courant, criant, et des gars sautent sur des vélos. Depuis sept heures du matin prisonniers, ils vont vers des gargotes reprendre des forces, joyeux de ce moment de liberté. (…) » (p.73)

« (…) L'habitude qu'a l'ouvrier de sa besogne est si vieille que ses gestes sont devenus mécaniques ; il ne pense plus à rien ; il marche, le sac sur le dos, de la péniche à la voiture, revient, reprend un sac ; n'est qu'un maillon dans la chaîne des débardeurs. (...) » (p.86)

« (…) Si l'on pensait, l'existence deviendrait infernale. (...) » (p.119)

Lydia LUNCH : Paradoxia

Peut-être, comme moi, êtes-vous exaspérés par cette tendance contemporaine à se pâmer devant tout ce qui est subversif, glauque ou violent, non pour y chercher une vérité au fond du sordide, mais pour le niais plaisir de se prétendre anticonformiste.

L'anticonformisme est devenu conformisme, car la subversion est depuis bien longtemps traitée comme un filon commercial, dans lequel se nichent tout un tas de vaniteux plus soucieux que quiconque de leur image. On les dit  « underground », mais on entend parler d'eux dans tous les journaux, sur toutes les chaines de télé. Ils font du rock, du rap, des films prétendument dérangeants où il est question de sexe, de drogue, de crapuleries diverses ; on s'y balance des références culturelles populaires qui font bien, on parle de révolution, on maudit le monde marchand dans les marchandises que l'on rêve de vendre par millions, on amuse la galerie. Et quand ils ne sont ni musiciens, ni cinéastes, ces gens écrivent.

Je ne voudrais pas faire de diagnostic à l'emporte pièce, mais selon moi, Lydia Lunch présente les symptômes de ce mal sans doute incurable : l'amour de la subversion.

Dans Paradoxia, qui se veut récit autobiographique, Lunch se présente à son avantage au regard de sa cible commerciale : putain nymphomane cupide et cruelle. Nous avons là quelques ingrédients pour le bouquin à scandale qu'on fabrique selon les mêmes recettes que les mauvais films hollywoodiens (vous me pardonnerez ce pléonasme) : en agglomérant des tombereaux de clichés. Et dès les premières pages, ce besoin de choquer apparaît comme la motivation première de sa démarche que je qualifierai généreusement de « littéraire ».

Dans ce livre, Lydia Lunch ne cherche pas des vérités, ni sur elle-même, ni sur le monde, la société, la nature humaine, ou ce genre de bagatelles, non, dans ce livre, Lydia Lunch célèbre sa vilenie à chaque page. Et pour s'assurer qu'on ne se méprendra pas, et qu'on ne lui prêtera pas des vertus cachées, elle enfonce le clou en permanence, affirmant toutes les trois pages que les hommes sont pour elle des jouets qu'elle utilise, qu'elle n'aime personne (en dehors d'elle-même, ce qu'elle n'a pas besoin de préciser), est capable d'embobiner n'importe qui, maîtrise tout, etc... etc...

La répétition, Lydia Lunch connait. On s'en accommoderait si l'on était dans le registre comique, mais dans ce livre, rien de drôle. L'humour, l'autodérision, Lunch ne connait pas. Sa vie est un sujet sérieux, qu'elle ne saurait souiller par le rire, semble-t-il. Donc, Lunch exploite la répétition jusqu'à l’écœurement. Les chapitres se suivent et se ressemblent : drogue, baise, violence gratuite, crétineries diverses (fascination pour les tueurs en série, par exemple). Des chapitres entiers consacrés à la baise, des descriptions cliniques bien barbantes du menu des coïts, détails divers. Scatologie, ondinisme, sadomasochisme, et même une évocation zoophile pour que le catalogue soit bien complet et qu'aucune supposée transgression ne soit oubliée.

Dans un chapitre, Lunch cite Georges Bataille ; la différence entre elle et lui, c'est que lui, son penchant érotomane ne l'empêchait pas de réfléchir, et de porter un regard au-delà de son nombril, « pour ce que j'en sais ». Et là, j'utilise un procédé critique de Lunch, qui évoque brièvement Bukowski, dans un passage sans grand intérêt :

« (…) Un papy édenté s'approche en titubant. Son sixième sens le prévient que je suis une femelle, c'est tout ce qu'il a besoin de savoir. Timide, pathétique, il me demande poliment si j'aimerais danser. Mon sens aigu de la perversion me pousse à accepter. Il pose sa main poilue et moite sur ma hanche, et je lui touche légèrement l'épaule, humide d'une transpiration malsaine. Il chantonne doucement, des larmes silencieuses inondent les plis profonds et les crevasses de son visage. J'essaie de me convaincre qu'il s'agit de Bukowski. Cela ne nécessite pas un grand effort, pour ce que j'en sais, lui aussi a d'épais volumes de réflexions de vieillard triste, dans le centre d'hébergement qui lui sert de domicile, en face de Nathan's Hot Dogs. (...) » (p.48)

« Réflexions de vieillard triste » ; ainsi Lunch semble résumer l'œuvre de Bukowski. Je n'ai jamais senti de réelle tristesse dans les écrits de l'écrivain ; à mon sens, Bukowski était dans le constat désabusé de la vanité de toute chose, pas dans l'interprétation de ses sentiments et encore moins dans le pathos. Je pense que Bukowski ne prenait pas la vie suffisamment au sérieux pour s'épancher dans ses écrits sur sa propre peine. Ses souvenirs d'enfant battu ont-ils jamais été larmoyants ? Aurais-je mal lu son œuvre ? Lui, par exemple, était capable de prendre sa vie âpre à la légère, de parer toute chose sordide d'une pellicule de dérision qui nous évitait les complaintes déguisées dont nous bassine Lunch dans son livre. Il décrivait sa vie sans en faire un exemple à suivre, sans se célébrer. Mais plus encore, Bukowski jonchait ses textes de phrases lumineuses, dont les quelques mots suffisaient à lever le voile sur des vérités que la plupart des gens s'entêtent à refouler ou à nier.

Du côté de Paradoxia, la moisson est maigre, et le peu qu'on extrait semble couvert de moisissures. La seule citation à mon sens digne d'intérêt, digne de ce qu'on attend d'un regard féminin sur la vie et en l'occurrence sur les hommes, pour compléter ou contrebalancer une interprétation masculine plus foisonnante :

« (…) La plupart des hommes étaient trop demandeurs, désespérés, dépendants. Des petits garçons jamais capables de tuer la petite fille en eux. Ils quémandaient toujours de l'amour, de la compassion, une attention constante, une confirmation de leur virilité, une reconnaissance sexuelle, un culte phallique. Exactement comme des michetons, sauf qu'ils n'appréciaient pas de payer pour ça. Pourtant, ils se faisaient quand même avoir. D'une façon ou d'une autre. (...) » (p.75)

C'est maigre, comme je le disais. Lydia Lunch préfère s'entêter à mystifier autant qu'elle peut. C'est en tout cas l'impression qu'elle me donne, avec son ramassis de clichés de la déglingue, sa surenchère permanente dans le sordide, son goût pour le superlatif, bref, son sens involontaire mais aigu de la caricature. Une autre tendance qui, à mon sens, trahit la fausseté au moins partielle de son récit, c'est sa passion de l'épithète. Chez elle, les larmes sont silencieuses, les perceuses sont affolées, et je passe le reste, le livre en compte par dizaines. Son souci bourratif du détail aussi (et peut-être même plus encore), lorsque, par exemple, elle raconte l'histoire d'un de ses amants, le « nazi espagnol », qu'elle n'a bien sûr pas connu à l'époque des faits qu'elle rapporte, la déferlante de précisions invérifiables mais dont le seul but évident est de décupler l'aspect pathétique et odieux, toute cette épicerie de mauvais sentiments paraît tout bonnement pitoyable.

Plus pitoyable encore est la fin du livre, d'abord le supplice du spiritualisme « new age » et des délires épouvantablement grotesques et confus auxquels nous livre Lydia Lunch, pour finir sur un chapitre conclusif de bavardages et de thèses foutaiso-psychologiques totalement abscons et sans intérêt qui font finalement regretter l'obscénité purement gratuite et stérile, et la vacuité littéraire, sensitive, philosophique et intellectuelle des premiers chapitres.

11 janvier 2011

Fabrice Luchini, sur le monde contemporain

Fabrice Luchini, à l'occasion des lectures de Philippe Muray qu'il propose depuis plusieurs mois au Théâtre de l'Atelier, était l'invité en avril dernier de Alain Finkielkraut dans son émission Répliques sur France Culture. L'occasion pour les deux hommes de louer les charmes innombrables de notre époque... 





Henri CALET : La belle lurette

Henri Calet, comme il l'écrit dès les premières lignes dans son style vif et aéré, est né avec le siècle. Le précédent bien sûr, le vingtième. Dans son premier roman, publié en 1935, alors qu'il avait donc une trentaine d'années, Calet se raconte, lui, ses parents et leur entourage. Il raconte la France d'avant 1914,  la guerre (il est alors réfugié avec sa mère en Belgique)  puis l'entre deux guerres. Il regarde la société et ses congénères avec un regard d'enfant puis de jeune adulte, ironiquement naïf, il décrit les choses de la vie dans toute leur abjection avec légèreté, détachement, tout en laissant sourdre un regard critique d'une acuité et d'une puissance « céliniennes ».

Le quatrième de couverture a beau le réfuter, pour moi, il y a du Céline dans ce regard noir, à contre-courant, mais il se traduit par des mots différents. Nous ne retrouvons pas dans le style de Calet la logorrhée de Céline, pas plus que les hallucinations et la démesure. Il n'y a pas non plus de violence dans la prose de Calet. Il n'y a donc pas grand-chose de Céline me direz-vous, et pourtant, il y a malgré tout, en filigrane, un semblable dégoût des bassesses humaines, du conformisme écrasant, des vérités toutes faites et jamais vérifiées.

Mais quand Céline dégueule tripes et boyaux le monde et les hommes et se remet les doigts au fond du gosier lorsque plus rien ne semble venir, Henri Calet, lui, vomit ce monde discrètement, presque à l'abri des regards, ses remontées acides lui viennent par petits jets de bile, savamment distillés dans son interprétation faussement innocente, trompeusement apaisée.

Henri Calet est donc un homme mesuré, mais ses mots ne trompent pas pour autant. L'amour, le travail, le patriotisme, la morale, tout y passe, et avec style. Il suffit parfois de cinq ou six mots, une dizaine tout au plus, pour faire passer son message au lecteur. Des exemples ?

« (…) L'amour qu'on fait ne vaut jamais cher. (...) » (p.129)

« (…) Une blague qui n'est pas merdeuse, n'est jamais une bonne blague. » (p.137)

« (…) L'onanisme est un plaisir vraiment gratuit. Le vrai plaisir des solitaires et des pauvres. (...) » (p.150)

Et quand l'écrivain est plus prolixe, on jouit tout autant :

« (…) Les pages d'histoire immortelle, on aime bien les lire, mais les écrire et avec son propre sang c'est, tout de même, un peu différent. (...) » (p.64)

« (…) A seize ans, je faisais des poèmes la fleur aux dents. Comme vous et moi.
Bien droit sur mes pieds, mains aux poches devant un objectif absent, raide et tout verbeux j'entonnais mon cantique à la gloire de la Patrie, de la Nature, de l'Amour.
Au choix.
Le climat était propice à la poussée, au développement de pensées nobles et de sentiments élevés. J'en avais, j'en étais plein, j'en débordais.
D'un côté, les bons ; de l'autre, les méchants. Et pas de pitié pour les méchants !
Mes idées, peu nombreuses, n'étaient pas troubles.
Il a fallu du temps pour que tout sorte. Je veux parler des bonnes vérités et des lieux communs que, pendant des années, j'ai rendu en énorme dégueulade.
Ce qui était entré par l'oreille s'en alla par la bouche.
Personne n'en fut incommodé.
Le sceau de fer, les bonnes souffrances, les vieux messieurs – plus près encore : les w.-c. de  l'hôtel. - … Oublié, tout cela. L'ingestion avait été massive et parfaitement assimilée.
Fils respectueux en passe de devenir le bon soldat, l'employé ponctuel, le mari aimant, le père à son tour respecté. Facile. Il ne fallait que suivre. J'étais, on le comprend, un petit bonhomme engagé sur la bonne voie. (...) » (p.103)

« (…) De grandes heures sonnaient à l'horloge de l'Histoire. Pour le retour triomphal des héros, nous étions accrochés sur une échelle à vingt francs et mêlions nos pleurs, ma mère et moi.
Ce fut un défilé mémorable.
En tête, le Roi-Chevalier et la famille royale. Tous à cheval.
« Vive le Roi ! Vive la Reine ! »
Et après, les petits soldats, tous les petits soldats qui restaient.
« Vivent les petits soldats ! »
Suivaient les nègres, les Arabes, les Canadiens, les Portugais...
« Vivent les nègres ! »
Les tanks, les canons...
« Vivent les tanks ! »
A la fin, nous avions la gorge irritée. Dans la soirée, la foule a défoncé les vitrines des vendus notoires et rasé la tête d'une douzaine de prostituées de la rue Saint-Laurent, qui avaient commercé de leurs charmes avec les vaincus. On en a déshabillé quelques-unes en pleine rue. Quelle rigolade !
Des patriotes exaltés opinèrent qu'il eût été bon de les livrer à la flamme purificatrice du bûcher, mais cette idée ne fut pas retenue.
On avait tous avalé le drapeau, avec la hampe. » (p.106-107)

« (…) A l'ombre des anciens combattants de retour au foyer, les nouvelles couches rampèrent, poussèrent et s'exténuèrent en cris admiratifs.
Il était de bon ton de s'excuser, en manière de préambule :
Je suis, je le sais, un peu jeune...
Pour un oui et pour un non, à tout bout de champ, ils nous mettaient sous le nez leurs médailles et leurs rubans. Nous dûmes écouter leurs récits de pluies de balles, de nappes de gaz, de marmitages et d'heures « H », qu'ils avaient sur le bout de la langue et que nous eûmes bientôt sur le bout des doigts.
Et par dessus la tête. (...) » (p.109-110)

« (…) C'est dans les salles de cinéma que, chaque semaine, j'allais faire ma provision de femmes. Pour mes nuits.
Un petit billet pour un petit jeune homme.
Muets, coulaient en épisodes hebdomadaires, Judex et le Masque aux dents blanches. Et les premiers petits Chaplin, dont on ne nous avait pas dit encore qu'il était génial. (...) » (p.113)

« (…) J'ai été chercher le travail qu'on rencontrait alors dans tous les coins. Notre pauvre France vivait des jours de prospérité.
Au fond d'un faubourg, près de la Seine, j'ai lu les ardoises accrochées...
« On demande... »
La fabrique de cirage « Kibrill » demandait. Je suis entré pour voir si l'on ne voulait pas d'un petit apprenti désireux de participer à la symphonie du Travail. » (p.138-139)

« (…) A sept heure du matin, la sirène chantait trois fois et nous accourions. Roues, tours, volants, bielles, fraiseuses, courroies, perceuses se mettaient en branle, sous la verrière.
Nous aussi.
Pendant huit heures et souvent plus. (…) » (p.140)

« (…) Quant à ma conscience, elle était devenue totalement aphone.
J'étais dans le chemin des pauvres.
« Poussez pas et suivez la foule. » (...) » (p.141)

« (…) Comme les autres, lavé, peigné, torché, je suivis ma petite route immonde, sous la ville dans le convoi de huit heures et demie des vendeurs, vendeuses, comptables et dactylos dirigés sur les piles de madapolam et les additions du Grand Livre. (...) » (p.167)

Calet aime aussi jouer avec la langue pour exposer son point de vue. Les expressions toutes faites sont une source presque inépuisable en la matière :

« De bonne heure, quand elle n'est pas bonne, il fallait se décoller les yeux pour entrer dans la gueule du loup du commencement d'un jour. » (p.150)

Il y a chez Calet, comme chez Céline, un goût prononcé pour le scatologique, de ses allégories et évocations merdeuses, comme Céline une fois de plus, Calet s'appuie pour remettre l'homme à sa place, dans toute son absurdité, et l'insignifiance de sa condition :

«  (…) C'était une allée et venue de gens pressés et soucieux dans un bruit de ventres libérés et d'eau qui s'échappe, en trombe. Les clients avaient une tendance commune à s'enfuir de façon furtive sans attendre le coup de brosse qui fait venir le pourboire dans la soucoupe réservé à son usage.
Les hommes semblaient impatients de retrouver dehors le sentiment de leur valeur, un instant perdue dans la pose accroupie. Les femmes, au contraire de ceux-ci, se trouvaient à l'aise au milieu des exhalaisons bizarres de désinfectant, d'infection et de parfums confondus. En fardant leurs joues et leurs lèvres, elles bavardaient avec moi et traînaient contre l'éventaire de savon, d'ouate, d'épingles que ma mère avait créé.
Attentif, et j'avais  promptement acquis un savoir remarquable, je suivais l'évolution tumultueuse des diarrhées ou celle, soupirante, des constipations, jusqu'au froissement de papier de soie annonciateur du dénouement... (...) » (p.70-71)

« (…) Dans un beau mouvement de charité chrétienne, la mère, la brodeuse, vint voir sa fille, l'enfermée. A l'intérieur de la cage obscure, la visiteuse ressentit une grande effervescence intestinale due à la vive émotion. Elle murmura les premiers mots du discours moralisateur et minutieusement préparé :
Ma pauvre fille, je ne te ferai pas de reproches...
La suite ne passa pas entre les grillages fins. Il y eut un déchirement, un brouhaha de pets et de soupirs. La maman éclatait du derrière.
Le tête-à-tête, en ce parloir empuanti, dura le temps réglementaire : une demi-heure.
Oh ! Mon Dieu... Mon Dieu..., disait la vieille dame, par instants et au comble, sans doute aucun, de la confusion.
La fille ne disait rien.
Et la mère partit avec sa harangue rentrée et son caca dans ses jupons blancs et nombreux. Pour ne plus jamais revenir. » (p.24-25)

« (…) Le « lavatory » était un local, au sous-sol, spacieux et illuminé ; ses petits carreaux de faïence blanche, qui recouvraient les murs et scintillaient, me rappelaient les stations du métro de Paris. Le gérant exigeait une propreté flamande. Au cours de ses fréquentes tournées d'inspection, avec l'autorité que confèrent une jaquette noire, un gilet à cœur et un pantalon rayé, il entrait dans chaque cabinet, soulevait le siège, plongeait dans la lunette et flairait, humait, cherchant l'odeur.
Quand il était satisfait de son examen, il partait en déclarant :
« On y mangerait. »
Un connaisseur. (...) » (p.69-70)

Dans ce livre, Calet est en quelque sorte un écrivain dans l'esprit antisocial et individualiste de Georges Darien ou même, d'une certaine manière, Léautaud ; un écrivain qui dénonce l'ignominie de nos comportements de meute, mais n'apporte pas de solution aux problèmes pour la bonne et simple raison qu'il n'en existe aucune.

André DERVAL : L'accueil critique de Bagatelles pour un massacre

Bagatelles pour un massacre, ce livre maudit, de Louis-Ferdinand Céline, le premier d'une série de trois ouvrages qui firent passer Céline du génie au paria. Livre plus ou moins renié ensuite par Céline lui-même, qui en interdit la réédition, et dont les droits sont détenus depuis sa mort par sa veuve aujourd'hui centenaire qui respecte scrupuleusement les volontés de son mari depuis 1961 (on peut se demander ce qu'il adviendra de ces volontés après sa mort).

A défaut de juger sur pièce – même si le livre est accessible sur internet, que des rééditions illicites existent et que les exemplaires originaux sont toujours trouvables chez certains bouquinistes à condition d'y mettre le prix – donc, à défaut de juger sur pièce, André Derval propose avec ce recueil de critiques de comprendre – ou de tenter de le faire – l'accueil que reçut le livre en 1938, et par la température prise à travers ces critiques, de tenter de replacer le livre dans le contexte de son époque.

Cette époque, c'est celle de l'instabilité politique et économique, et de la menace d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne.

De son côté, Céline a vécu des revers après l'accueil chaleureux de Voyage au bout de la nuit en 1932. Avec le texte anti-communiste Mea Culpa qu'il publia à son retour d'Union Soviétique, il s'est mis à dos les sympathisants de gauche qui avaient vu en lui, un peu hâtivement, un noble représentant. Son second roman, Mort à crédit, a été froidement reçu par la critique, et Céline, comme il l'expose dans Bagatelles, s'est vu refuser un scénario de ballet sur lequel il semblait beaucoup miser. Comme tout individu, son orgueil est ébranlé. Il cherche des responsables à ses malheurs et les trouve. Mais surtout, il cherche à relancer sa carrière, et pour cela, le scandale semble tout indiqué.

Ceci est la thèse de plusieurs de ses détracteurs. De ceux qui, en tout cas, cherchent à comprendre et jugent Céline en mettant en sourdine les passions qui en aveuglent bien d'autres.

Jusque là, je penchais plutôt pour la thèse pacifiste d'un Céline préférant abdiquer devant l'ennemi Allemand plutôt que revivre les atrocités d'une guerre qu'il n'a que trop bien connue vingt ans auparavant. C'est aussi la justification que donnait l'écrivain après la guerre, dans ses livres et les interviews qu'il accorda. J'avoue que la thèse de la blessure d'ego et de la volonté de ne pas être enterré trop vite, ou plus simplement de dire une dernière fois « merde » à ses congénères me semble désormais plus convaincante. Gide, dans une critique sélectionnée dans cette anthologie, mise sur la bouffonnerie, il reste séduit par le style « célinien » et se refuse d'accorder crédit aux propos délirants tenus par son auteur. Et il est vrai que, citations à l'appui, on a peine à prendre au sérieux le ramassis d'invectives sommaires, de statistiques fantasques et grossièrement falsifiés (comme l'ont démontré certains critiques), de reproductions mot à mot de textes de propagande dont l'absence manifeste de sérieux confine à la drôlerie, drôlerie qu'exploite à l'envie l'écrivain dans ses affirmations les plus absurdement péremptoires. Et si, comme le suggérait un critique, Bagatelles pour un massacre n'était pas un pamphlet, mais  une « énorme farce ubuesque » ?

De la part d'un être certes illuminé mais d'une intelligence incontestable, d'un écrivain ayant révolutionné la littérature de son temps, cette compilation d'approximations ne semble pouvoir être motivée par autre chose que le désir de se payer la tête de toute une engeance qu'il abhorre, et qu'il désigne par le vocable « Juif » comme il aurait pu l'appeler « intellectuel », « élite » ou plus globalement, « humain » si ces termes avaient revêtu le même parfum de scandale. Le simple fait qu'il ait renié ces livres par la suite, sans négliger la prégnance des ennuis que ces pamphlets lui ont apportés, peut aussi représenter un aveu de la part de son auteur, celui de reconnaître la faiblesse de ces livres, en les distinguant, ou plus exactement en les amputant du reste de son œuvre.

Reste qu'à côté de cela, de cette haine d'apparence préfabriquée pour le besoin du scandale, reste que Bagatelles pour un massacre n'est peut-être pas un livre si négligé qu'il ne paraît. Nombreux sont en effet les critiques – qui se refusent parfois à commenter le propos antisémite du livre – louant les qualités littéraires de l'ouvrage, qu'ils voient comme une évolution dans le style célinien.

Ce recueil de critiques, donc, apparaît intéressant à plusieurs égards. Il expose d'abord des facettes variées de l'opinion de l'époque, et par delà cette diversité, met l'accent sur une liberté d'expression qui n'existe plus aujourd'hui que sous une forme très artificielle et ciblée. On n'hésitait pas, en 1938 – soit trente ans avant que l'on interdise d'interdire – à aborder tous les thèmes, on n'avait pas non plus honte ou peur de ses idées. Certaines peuvent sembler abjectes, excessives, mal dégrossies, la plupart sous-tendues par des idéologies de toute nature ; il y avait aussi, déjà, la tentation de corriger le propos de confrères aux idées opposées, mais cette bien-pensance que certains dénonçaient déjà, ne bridait pas encore les esprits, n'enrayait pas encore leur capacité à réfléchir. L'effet que l'on ressent à la lecture de ces critiques, c'est que le Français à cette époque savait encore penser. La teneur des propos, quelles que soient les opinions défendues, est la plupart du temps d'une richesse qui outrepasse les obédiences, les idéologies ou les a priori de tout ordre. Le fait de ne rien s'interdire sous prétexte de moralité, de croyances ou de prévention, ce fait jouait, certainement, un grand rôle dans cette capacité à réfléchir des contemporains de Céline il y a 70 ans. On pensait froidement – du moins certains le faisaient – et il s'en dégageait du coup des idées.

N'en déplaise à Monsieur Derval, qui dans sa longue introduction, se flagelle à l'avance pour avoir reproduit des textes qu'il juge intolérables, sa tolérance à « l'intolérable » donne à son livre une richesse qui sert même finalement son point de vue personnel. Dans une certaine mesure en tout cas, car il n'est, je pense, pas question de faire un énième jugement moral de Céline. Simplement de tenter de comprendre un cheminement, une démarche, la nature d'un homme qui n'est pas différente de celle de tout un chacun en certains points fondamentaux, et de ce point de vue, ce livre apporte quelques éclaircissements.

10 janvier 2011

Paul LÉAUTAUD : Entretiens avec Robert Mallet

Au début des années 1950, soit quelques années seulement avant la mort de Paul Léautaud (en 1956), le journaliste Robert Mallet réalisait une série de 22 entretiens radiophoniques avec l'écrivain de Fontenay-aux-Roses. Ces entretiens valurent à Léautaud une popularité tardive mais forte auprès d'un large public. Les auditeurs, sans doute fascinés par la forte personnalité de l'écrivain, découvraient un vieil homme facétieux, intransigeant et brillant à tous les niveaux. Cet homme qui sans avoir fait d'études supérieures s'était forgé une culture littéraire immense et une pensée hors de son temps et à l'épreuve de celui-ci, cet homme trouvait en Robert Mallet un interlocuteur de choix. D'abord, Mallet connaissait sur le bout des doigts la carrière, la vie et les écrits de Léautaud, mais plus encore, ce journaliste avait l'esprit vif et de la suite dans les idées. Il ne se confinait pas à un rôle d'assistant de promotion comme le font aujourd'hui la plupart des gens de médias, bien au contraire, il traitait son invité avec impartialité, et même un soupçon d'irrévérence.

Avant de donner son accord, Léautaud avait imposé des règles pour sauvegarder la spontanéité des entretiens. Il avait exigé que ne lui soient pas communiquées à l'avance les questions (contrairement aux usages), et il poussait même le vice jusqu'à refuser qu'on  le rémunérât (il finit par accepter, sur l'insistance de Mallet qui y était tenu par la radio qui l'employait, la moitié de ce qui était habituellement attribué aux invités de l'émission). Cette spontanéité, le doute n'est pas permis, était bel et bien préservée, les entretiens sont menés comme une conversation, avec ses digressions, et, aussi, entre deux interlocuteurs qui défendent parfois et même assez fréquemment des idées opposées. C'est sur ce point que le travail de Mallet est remarquable, par son sens de la contradiction (qu'il avouait, en fin d'entretien, forcer un peu pour l'intérêt des entretiens), il poussait Léautaud dans ses retranchements, l'amenait à préciser ses pensées ou parfois se contredire et faire tomber une partie de sa carapace misanthropique. Une partie seulement. Et bien évidemment, c'était le but de Mallet, but qu'il atteint remarquablement.

De nombreux thèmes sont abordés, l'enfance et la vie de Léautaud, la poésie, l'écriture, la littérature, le théâtre (dont il a consacré une grande partie de sa vie à en faire la critique), les animaux, les femmes, etc... La plupart des thèmes apportent un regard complémentaire aux écrits de Léautaud. On y découvre des périodes peu abordées dans son œuvre, comme son cheminement d'écrivain, son passage par la poésie qu'il reniait par la suite, ses passions de jeunesse pour Mallarmé ou Verlaine, etc... un long chemin qui devait le mener à une recherche exclusive de vérité et de sobriété dans l'écriture.

Cette lecture paraît vite indispensable à qui apprécie l'écrivain, et au-delà, l'homme. Il s'agit toutefois d'une retranscription pas toujours très fidèle, et on pourra regretter, en comparant certains passages de l'enregistrement audio (un coffret de cds est sorti il y a quelques années) et la version écrite qui en découle, la liberté prise dans la reformulation de certains propos ou simplement les coupures faites au nom, vraisemblablement, de la fluidité du texte, mais qui, d'un autre côté, dénaturent un peu la spontanéité de certaines réponses, et la vivacité des échanges, comme on peut le constater dans un article posté ici précédemment.

Restent le témoignage et le regard d'un homme singulier en tout point, et dans le bon sens. Un homme en quête d'un plaisir peu partagé chez ses congénères : la restitution fidèle de la pensée dans le propos, quitte à choquer, et non pour choquer, ce qui fait toute la différence avec les provocateurs stériles de notre époque.

Comédie d'amour (1989)

Je ne connais pas la filmographie de Jean-Pierre Rawson, mais ce que je peux deviner, c'est que lui et les co-scénaristes qui ont adapté l’œuvre et la vie de Paul Léautaud n'ont pas très bien digéré leur sujet. Sur le papier pourtant, le film pouvait difficilement être mieux servi : des acteurs au talent qui n'est plus à prouver : un Michel Serrault dans le rôle de Léautaud pas si incongru que je pouvais le penser avant de voir le film, et puis Annie Girardot, comme toujours brillante et d'une spontanéité qui fait tout son charme, dans le rôle de la maîtresse de l'écrivain, Anne Cayssac, alias « Le Fléau ».
 
Comédie d'amour est donc servi par une distribution remarquable, mais le film ne présente que bien peu d'intérêt pour l'admirateur de Léautaud. Les dialogues sont une barbarie à entendre pour qui connait un peu les écrits du misanthrope de Fontenay-aux-Roses : on assiste à une partie de ping-pong entre les personnages où les citations de l'écrivain se succèdent comme si on les avait tirées d'un chapeau pour en déterminer l'ordre de passage. Bien souvent, elles n'ont que bien peu de pertinence dans les échanges, ou alors sont tronquées et dénaturées pour ne servir qu'une cause : le propos du cinéaste (« Aimer, c'est préférer un autre à soi-même » qu'on fait dire à un Léautaud presque mielleux, en se gardant bien de poursuivre  : « dans ce sens-là, je n'ai jamais aimé »...) ; mais le plus étrange est peut-être encore de retrouver les citations de Léautaud dans la bouche de tous les personnages, et particulièrement des maîtresses de l'écrivain. A ce sujet, on remarquera la cure d'embellissement de Marie Dormoy, interprétée avec beaucoup de charme par Aurore Clément, et c'est bien ce qui cloche quand on sait à quoi ressemblait la véritable Marie Dormoy, qui n'avait rien d'une beauté.
 
Mais tous ces détails passeraient presque sans encombre s'il n'y avait pas de surcroit la faute de goût intolérable, la trahison impardonnable : faire de Paul Léautaud un sentimental, lui qui passa sa vie à moquer cette fâcheuse tendance des représentants de son espèce. On grince déjà des dents au début du film lorsque le personnage interprété par Serrault nous parle de sa mère sur un ton geignard qui est à l'opposé de ce qu'était Paul Léautaud (surtout à l'âge auquel le film le représente). Quant à la fin du film, elle est simplement grotesque, la scène où Léautaud avoue son amour à Marie Dormoy est une aberration. Une niaiserie qui tendrait à confirmer que Rawson et ses collaborateurs ne connaissaient pas grand-chose de la vie de celui dont ils avaient choisi, pour je ne sais quelle raison, de raconter une histoire qui n'était pas la sienne.
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