(*) Plongée dans la vie nocturne est un condensé du recueil de nouvelles Printemps noir. Ces quelques lignes sont l'incipit de la première des deux nouvelles que reprend ce livre, intitulée La boutique du tailleur.
« La journée commençait ainsi : « Demande à Un tel un petit quelque chose en acompte. Mais surtout ne l'offense pas ! » C'est qu'ils étaient chatouilleux tous ces vieux cons de nos clients. Il y avait bien de quoi pousser le meilleur des hommes à boire. Nous étions installés juste en face de l'Olcott, Tailleurs de la Cinquième Avenue, bien que nous ne fussions pas sur l'Avenue même. Association du père et du fils, avec la mère pour s'occuper du pognon.
Le matin, dès huit heures ou à peu près, petite promenade intellectuelle de Delancey Street et la Bowery jusqu'au Waldorf. J'avais beau marcher vite, le vieux Bendix était toujours là avant moi, engueulant le coupeur parce que aucun des patrons n'était à l'ouvrage. Comment se fait-il que nous ne pouvions jamais arriver avant cette vieille charogne de Bendix ? Il n'avait rien à foutre, Bendix, que de courir du tailleur au chemisier, et du chemisier au bijoutier ; ses bagues étaient ou trop larges ou trop serrées, sa montre retardait de 25 secondes ou avançait de 33. Il engueulait tout le monde, y compris le médecin de famille, parce que celui-ci n'arrivait pas à lui débarrasser les reins de ses calculs. Si nous lui faisions un veston au mois d'août, en octobre il était trop grand, ou trop petit. Quand il ne trouvait plus aucun prétexte pour rouspéter, il se mettait à culotter à droite, rien que pour avoir le plaisir d'engueuler le pantalonnier parce qu'il se permettait de lui étrangler les couilles, à lui, H.W. Bendix. Un type impossible. Susceptible, lunatique, mesquin, maniaque, avare, capricieux, méchant. Quand je repense à tout ça maintenant, et que je vois le vieux s'asseyant à table avec son haleine puant l'alcool et disant : « merde ! personne pour se fendre d'un sourire, qu'est-ce que vous avez tous à faire des gueules pareilles ! » mon cœur se serre pour lui et pour tous les tailleurs obligés de lécher le cul des richards. Sans le bar de l'Olcott en face et les pochards qu'il y cueillait, Dieu sait ce qu'il serait devenu, le pauvre vieux ! (...) »
Henry Miller, La boutique du tailleur (1936) ; nouvelle extraite de Printemps noir. Traduction de Henri Fluchère pour Gallimard (1946).
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