30 septembre 2010

Premières lignes : Par chez toi de CESARE PAVESE

« Dès la sortie, il a commencé à m'embobiner. Je lui avais dit que ce n'était pas la première fois que je sortais de là et qu'un homme comme lui devait essayer ça aussi, mais voilà qu'il se met à rire en faisant des manières, comme si on était un garçon et une fille dans un pré, et il se colle son baluchon sous le bras, et il me dit : « Faudrait pas avoir le père que j'ai. » Je m'attendais bien à ce qu'il se mette à rire, parce qu'un lourdaud comme lui ne sort pas de là-dedans sans faire le guignol, mais il riait avec malice, comme on fait quand on veut dire quelque chose. « Ce soir, tu mangeras du poulet avec ton père, je lui dis, en regardant la rue. La première fois qu'on sort de prison, chez toi, ils te font une fête comme pour une noce. » Il me suivait et il me collait comme si la charrette du glacier qui passait à toute vitesse menaçait les deux piétons que nous étions. Il n'avait jamais traversé une avenue, ça se voyait, ou bien il était déjà en train de m'embobiner. Je me rappelle que ni lui ni moi, on ne s'est retournés pour regarder la prison. Cela faisait un drôle d'effet de voir les arbres épais de l'avenue, et il faisait aussi très chaud, j'étais en nage, à cause de ma cravate trop serrée. Il faisait chaud comme là-dedans, et à un moment donné, nous avons tourné en plein soleil. (...) »
 
Cesare Pavese, Par chez toi (1941) ; paru en France pour la première fois en 1953 sous le titre Par chez nous dans Avant que le coq chante ; nouvelle traduction intégrale de Mario Fusco pour le volume Oeuvres (2008) regroupant tous les livres publiés du vivant de l'auteur, dans la collection Quarto Gallimard.

29 septembre 2010

Premières lignes : Quiconque nourrit un homme est son maître de JACK LONDON

« De nos jours, le candidat à la littérature, ou plutôt le candidat-artiste à la littérature, ou plus exactement le candidat-artiste à la littérature au ventre qui réclame et à la bourse vide, se trouve confronté à un violent paradoxe. Comme candidat, il est un homme qui n'a pas réussi, et un homme qui n'a pas réussi n'attire pas la popularité. Comme homme, il doit manger, or sa bourse est vide. Comme artiste possédant une authentique âme d'artiste, son plus grand plaisir consiste à épancher la joie de son cœur dans un texte imprimé. Et voici donc le paradoxe auquel il est confronté et qu'il doit résoudre : comment et selon quels usages doit-il chanter la joie de son cœur pour qu'une fois imprimé, ce chant lui fasse gagner son pain ? (...) »
 
Jack London, Quiconque nourrit un homme est son maître (1902) ;  traduction de Moea Durieux ; Les éditions du sonneur.

Georges DARIEN : Biribi

« Georges Darien (né Georges Hippolyte Adrien, le 6 avril 1862 et mort le 19 août 1921, à Paris) est un écrivain français de tendance anarchiste. Marquée par l'injustice et l'hypocrisie, son œuvre, qui regroupe romans, pièces de théâtre, participations à des magazines littéraires, etc. se place sous le signe de la révolte et de l'écœurement. Oublié après sa mort, il est redécouvert après la réédition du Voleur en 1955 et de Bas les cœurs ! en 1957. » (source : Wikipedia)
 
D'abord, j'aurais presque envie de retirer le mot "anarchiste" de sa biographie, parce qu'il y a beaucoup de fantasme et d'incompréhension autour, c'est un étendard passe-partout où on trouve tout et souvent n'importe quoi. Darien se définissait-il lui-même comme un anarchiste ? Je n'en sais rien, mais dans le seul roman que j'ai pour l'instant lu de lui, il ne cherche pas à s'intégrer à quelque mouvement que ce soit. Il est écœuré par ce qu'il voit, et c'est tout.

Biribi est un roman autobiographique, un roman qu'on pourrait presque qualifier de roman de jeunesse, même si Darien avait 28 ans à sa sortie. En tout cas, c'est un texte parfois exalté, mais qui laisse également place à des moments plus mesurés, sur sa façon de percevoir ce qu'il a vécu. Un roman à la première personne et au présent, d'une écriture fluide et simple, qui lui donne un aspect étrangement moderne.

Que raconte Darien dans ce roman ? Son engagement dans l'armée française à l'âge de 19 ans, sans trop savoir où il met les pieds, ou plutôt, en le redoutant dès les premières lignes, lorsqu'il retrouve son père après avoir passé la visite médicale et signé son engagement. C'est le récit d'un jeune homme qui refuse d'obéir sans réfléchir comme les « bêtes de somme » qui l'entourent. Le récit d'un insoumis qui va très vite passer de la relative douceur de vivre dans les casernes françaises à l'enfer des camps disciplinaires tunisiens, où le seul but est de casser les hommes, par le travail et par les règlements souvent iniques. Darien raconte son calvaire mais il ne s'apitoie pas, il entretient sa haine des valeurs militaires et son dégout de la société toute entière. Lui-même issu d'un milieu plutôt aisé, il vomit un système dont la seule finalité est de servir les puissants. On pourrait lui prêter des idées révolutionnaires ou communistes si on s'en tenait là. Mais Darien est tout autant écœuré par le peuple, dont la bêtise et la docilité le sidèrent.

A travers ce récit, Darien dénonce le mode de fonctionnement des camps disciplinaires. La corruption des gradés, le sadisme et la vilenie des gardiens, les abus de pouvoir quotidiens, les privations de nourriture, de femmes, et les dérives qui en découlent (Darien aborde sans trop de tabous, même s'il reste dans la suggestion plus que dans la description, les relations homosexuelles entre prisonniers), la veulerie de ses camarades, etc...

Dans ce roman, Darien développe une pensée que je qualifierais un peu exagérément d'anti-patriotique. C'est le fondement du patriotisme qu'il exècre, l'aveuglement qui nourrit ce sentiment plus que le rejet du pays qui l'a vu naître. Darien ne semble pas prendre position contre son pays, mais contre la bêtise qui pousse les masses à avaler toutes les sornettes qu'on leur présente.

Il ressort en quelque sorte de ce roman que ni les uns (les puissants) ni les autres (le peuple) ne valent la peine qu'on les défende.

28 septembre 2010

Ivan TOURGUENIEV : Journal d'un homme de trop

Tourgueniev, l'un des auteurs russes du 19ème siècle les plus réputés. L'écrivain a vécu une partie de sa vie en France - il y est mort - a été le contemporain et l'ami de Zola et Flaubert, est cité en référence par des écrivains de renom, et parmi eux : Charles Bukowski. N'allez pas chercher beaucoup plus loin ce qui m'intéressa à Tourgueniev.
 
Ceci étant dit, je ne prends pas pour parole d'évangile toutes les recommandations de Bukowski, il m'arrive parfois de ne pas le suivre, rarement c'est vrai, mais le premier nom qui me vient : Carson McCullers. Mais je pourrais aussi (et surtout) parler d'Hemingway, qui me donne beaucoup de fil à retordre, et au charme duquel je resterai probablement totalement hermétique.
 
Je divague, revenons à Tourgueniev. Son œuvre est vaste,  je ne savais pas trop par quel bout commencer jusqu'à ce que ce titre équivoque me tombe sous le nez. Journal d'un homme de trop est en effet trompeur. Il ne s'agit pas d'une œuvre autobiographique mais d'une nouvelle d'environ 70 pages. Cet  « homme de trop »  n'est donc pas Tourgueniev lui-même, mais un personnage fictif, condamné  à brève échéance par la maladie, et qui couche sur le papier ses dernières sensations avant de mourir.
 
C'est le récit d'un homme désabusé qui voudrait croire une dernière fois. En l'amour, évidemment. Et à travers cela, croire en lui. Arrivé à la trentaine, il prend conscience que sa vie est un échec sur tous les plans. Son travail n'a aucun intérêt, il est seul et vit dans une ville déprimante.
 
C'est aussi l'histoire d'une jeune femme qui éclot. Celle dont le narrateur s'éprend. Et à travers cette histoire, c'est l'analyse assez minutieuse du comportement féminin au regard de l'amour et des hommes. Ignorant puis fuyant les chaînes que lui tend l'amoureux transi, pour se lier corps et âme à l'homme indifférent, flamboyant et prestigieux.
 
C'est le jeu de l'amour habituel : perdant-perdant, pour détourner une niaiserie de langage toute contemporaine.

Premières lignes : D'un château l'autre de LOUIS-FERDINAND CÉLINE

 
« Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j'ai commencé... Oh! j'ai pas très bien commencé... je suis né, je le répète, à Courbevoie, Seine... je le répète pour la millième fois... après bien des aller et retour je termine vraiment au plus mal... y a l'âge, vous me direz... y a l'âge!... c'est entendu!... à 63 ans et mèche, il devient extrêmement ardu de se refaire une situation... de se relancer en clientèle... ci ou là!... je vous oubliais!... je suis médecin... la clientèle médicale, de vous à moi, confidentiellement, est pas seulement affaire de science et de conscience... mais avant tout, par-dessus tout, de charme personnel... le charme personnel passé 60 ans?... vous pouvez faire encore mannequin, potiche au musée.... peut-être?... intéresser quelques maniaques, chercheurs d'énigmes?... mais les dames? le barbon tiré quatre épingles, parfumé, peinturé, laqué?... épouvantail! clientèle, pas clientèle, médecine, pas médecine, il écoeurera!... s'il est tout cousu d'or?... encore!... toléré? hmm! hmm!... mais le chenu pauvre?... à la niche! Écoutez un peu les clientes, au gré des trottoirs, des boutiques... il est question d'un jeune confrère... « oh! vous savez, madame!... Madame!... quels yeux! quels yeux, ce docteur!... il a compris tout de suite mon cas!... il m'a donné de ces gouttes à prendre! midi et soir!... quelles gouttes!... ce jeune docteur est merveilleux!... » Mais attendez un peu pour vous... qu'on parle de vous!... « Grincheux, édenté, ignorant, crachoteux, bossu... » votre compte est réglé!... le babil des dames est souverain!... les hommes torchent les lois, les dames s'occupent que du sérieux : l'Opinion!... une clientèle médicale est faite par les dames!... vous les avez pas pour vous?... sautez vous noyer!... vos dames sont débiles mentales, idiotes à bramer?... d'autant mieux! plus elle sont bornées, butées, très rédhibitoirement connes, plus souveraines elles sont!... rengainez votre blouse, et le reste!... le reste?... on m'a tout volé à Montmartre!... tout!... rue Girardon!... je le répète... je le répéterai jamais assez!... on fait semblant de ne pas m'entendre... juste les choses qu'il faut entendre!... je mets pourtant les points sur les i... tout!... des gens, libérateurs vengeurs, sont entrés chez moi, par effraction, et ils ont tout emmené aux Puces!... tout fourgué!... j'exagère pas, j'ai les preuves, les témoins, les noms... tous mes livres et mes instruments, mes meubles et mes manuscrits!... tout le bazar!... j'ai rien retrouvé!... pas un mouchoir, pas une chaise!... vendu même les murs!... le logement, tout!... soldés!... « Pochetée »! tout est dit! votre réflexion! je vous entends! bien naturelle! oh! que ça vous arrivera pas! rien de semblable vous arrivera! que vos précautions sont bien prises!... aussi communiste que le premier milliardaire venu, aussi poujadiste que Poujade, aussi russe que toutes les salades, plus américain que Buffalo!... parfaitement en cheville avec tout ce qui compte, Loge, Cellule, Sacristie, Parquet!... nouveau Vrounzais comme personne!... le sens de l'Histoire vous passe par le mi des fesses!... frère d'honneur?... sûr!... valet de bourreau? on verra!... lécheur de couperet?... hé! hé! (...) »
 
Louis-Ferdinand Céline, D'un château l'autre (1957) ; Gallimard / Folio.

Tristan EGOLF : Le seigneur des porcheries

En étudiant rapidement l'histoire de Tristan Egolf et son oeuvre, le parallèle avec John Kennedy Toole s'impose naturellement. Comme l'auteur de La conjuration des imbéciles, Egolf a mis fin à sa vie à une trentaine d'années (33 ans), et toujours comme Toole, Egolf est l'auteur d'une peinture sociale du seul contre tous, faite d'outrance et de bizarreries.
 
Le seigneur des porcheries narre l'histoire de John Kaltenbrunner, un individu hors norme, replié sur lui-même, d'une intelligence supérieure, mais d'un comportement plutôt rustre. Le récit couvre plusieurs années de sa vie, de son enfance sans père à son entrée dans la vie d'adulte. C'est l'opposition d'un homme seul et incompris contre une population arriérée à l'âme et aux usages hideux. Une population vicieuse, où la charité n'a rien d'un élan altruiste mais cache des intérêts individuels, où le petit est méprisé par le moins petit, où la différence est considérée dans toutes les têtes comme une tare impardonnable. Un monde qui derrière la caricature ressemble étrangement au nôtre.
 
Comme chez Toole, derrière l'outrance de l'univers et des personnages, il y a donc le renvoi à la réalité. On peut y voir une critique du comportement grégaire des individus, et plus distinctement un regard sans complaisance sur la nature et les motivations des hommes. Nature profondément vile, faite de cupidité, de cruauté,  de bassesse ; en un mot : d'abjection.
 
A la différence de La conjuration des imbéciles, le roman d'Egolf donne moins dans le burlesque. Les situations rencontrées sont souvent cocasses, mais le déferlement de violence rencontré par John Kaltenbrunner est nettement plus rude ; toutefois, la narration distanciée de l'auteur et la relative légèreté qui en émane offre des appels d'air bienvenus à ce long roman, considéré par beaucoup comme un classique de ces 15 dernières années (le roman a été publié en 1998), mais il faut dire que la concurrence en la matière n'est pas spécialement rude.

27 septembre 2010

Premières lignes : Les anges n'ont rien dans les poches de DAN FANTE


« Je m'appelle Bruno Dante et voici ce qui m'arrive. Le 4 décembre, le service des alcooliques et malades mentaux de l'hôpital Saint-Joseph de Cupertino, dans le Bronx sur Mosholu Parkway, m'a laissé sortir. On m'a relâché, pour changer. Comme à chaque cure, j'ai constaté l'augmentation des tarifs. Cette fois, je m'étais poignardé pendant un trou noir. C'était encore pire que d'habitude et ils ont failli ne pas me prendre. Tout ce que je voyais, en arrivant à l'hôpital, c'était du sang, le sang qui coulait de mon ventre sur mes habits. (...) »

Dan Fante, Les anges n'ont rien dans les poches (1994) ; traduction de Léon Mercadet.

26 septembre 2010

Une journée avec Dan Fante...


Aujourd'hui se tenait la dernière journée du festival America, à Vincennes. Depuis jeudi, les manifestations se multipliaient, dans les librairies parisiennes (signatures, lectures...), puis sur les sites de la municipalité de Vincennes. Des écrivains d'Amérique du Nord, du Mexique et des Caraïbes. A boire et à manger : des auteurs de polars, des cubains en exil, des rock stars américaines (c'est l'impression que m'a fait Bret Easton Ellis en déboulant sur le tapis rouge des marches de la mairie où il s'en allait participer à un débat), des businessmen bien nourris au teint rosi (Douglas Kennedy, un autre genre de vedette américaine, croisé furtivement aussi), des pros de la rebel attitude et de la provocation sur commande, des amoureux transis, et puis aussi quelques écrivains.
 
En réalité, je n'en avais repéré qu'un : Dan Fante. Aujourd'hui, il était convié à trois débats, sur des thèmes qu'il connait bien : Los Angeles pour commencer, son père et sa vie d'écrivain pour finir. Et puis il y avait aussi la projection du documentaire Made In Fante, commercialisé depuis quelques années sur internet avec des moyens un peu dérisoires. A vrai dire, c'est surtout pour ce film que je me déplaçais. Je n'attendais rien d'une rencontre avec l'écrivain. J'avais en mémoire les enseignements de Bukowski, qui considérait que ce qu'un écrivain a de meilleur à offrir, et même les seules choses qu'il peut offrir, ses livres le révèlent. Une fois de plus, la voix de Bukowski était celle de la sagesse. Aujourd'hui plus encore qu'à son époque, la promotion a tout perverti. Il n'y a plus de spontanéité dans les propos, la mécanique est si abondamment huilée que l'intérêt de l'exercice vous file entre les pattes. Résultat : on s'ennuie très vite.
 
Dan Fante n'est pas un mauvais type, j'en suis sûr. C'est même un type bien, je pense. Et un des rares bons écrivains encore vivants, j'en suis convaincu. Mais à force de répéter un numéro d'année en année, en bon américain, il fait son show. Il faut dire que les questions qu'on lui pose sont toujours les mêmes, il les connait par coeur, et quand bien même elles se renouvelleraient, rien ne prête au naturel et à la profondeur dans une rencontre avec des lecteurs. Il y a ce jeu de la séduction insupportable : il faut soigner son image. Pourquoi ? Pour vendre bien sûr. Est-ce condamnable ? Non, c'est inéluctable. Ce qui est regrettable, c'est qu'un livre ne se suffise plus à lui-même. Qu'il faille toujours ajouter de l'artifice, du spectacle, une rencontre entre individus qui n'ont rien à se dire, qui ne partagent finalement pas grand-chose même s'ils cherchent à se convaincre du contraire. Car en voyant le comportement des lecteurs, je me dis qu'aucun d'entre nous n'a probablement saisi ce que Dan Fante a réellement voulu faire passer dans ses livres. Certains ont été attirés par sa vie sulfureuse, d'autres par sa souffrance, d'autres encore par son ascendance prestigieuse, que sais-je encore ? Et cette rencontre nous a-t-elle permis d'éclaircir notre lecture de l'écrivain ? Non, parce que c'est impossible, et qu'en plus, ça n'a aucune importance. On revient simplement avec des anecdotes qu'on aurait aussi bien pu trouver dans ses livres. 
 
Je reviens pour ma part avec la tête bien essorée (par le bain de foule plus que par le reste peut-être), un petit sentiment de honte d'avoir cédé au rituel de la signature sans avoir la moindre chose un tant soit peu intelligente à partager avec cet homme que j'aime lire, dans les propos duquel il m'a parfois semblé reconnaître un ressenti commun.
 
Ce qui domine, c'est le sentiment d'avoir en partie perdu une journée, qui de toute façon l'aurait été, sous la pluie et par le froid, mais qui laisse un goût un peu désagréable.
 
Je reviens aussi avec quelques nouvelles de Dan Fante : ses mémoires sortiront aux Etats-Unis l'an prochain (rien de prévu en France pour l'instant), et l'écrivain travaille actuellement sur un polar. Oui, vous avez bien lu. Un polar à la Pulp, peut-être ?
 
Je reviens enfin avec deux certitudes : la littérature et le commerce ne font pas bon ménage, et on ne m'y reprendra plus.

Premières lignes : Monsieur teste de PAUL VALERY


« La bêtise n'est pas mon fort. J'ai vu beaucoup d'individus ; j'ai visité quelques nations ; j'ai pris ma part d'entreprises diverses sans les aimer ; j'ai mangé presque tous les jours ; j'ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres. Je n'ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l'a pu.
Cette arithmétique m'épargne de m'étonner de vieillir. Je pourrais aussi faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés, composant une vie heureuse... Mais je crois m'être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; - puis, nous avons vieilli ensemble. (...) »
 
Paul Valéry, Monsieur teste (1896).

25 septembre 2010

Georges Darien, sur la discipline militaire

« (...) la discipline, c'est la peur. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est devant lui ; il faut qu'il ait plus peur du peloton d'exécution que de l'ennemi qu'il a à combattre. (...) »
 
Georges Darien, Biribi (1890).

Patrick BESSON : Lettre à un ami perdu

Les goûts évoluent, parfois assez rapidement, ou plutôt se recentrent, vont à l'essentiel, celui qui nous correspond tout à fait. Il y a quelques années, j'avais dit beaucoup de bien de La femme riche, œuvre de fiction de Patrick Besson, dont je vantais par ailleurs les chroniques "Plateau télé" qu'il tenait chaque semaine dans le Figaro Magazine. Aujourd'hui, je ne serais plus très sûr de trouver autant mon compte dans ce roman, et ses chroniques (qui viennent d'être publiées dans un livre du même nom) ont fini par me lasser. Besson aussi sans doute, il y a mis un terme. Pour autant, je n'ai pas totalement rejeté ses écrits, j'y ai simplement fait le tri. Ce qui m'intéresse chez lui comme chez bon nombre d'écrivains, ce sont ses œuvres d'inspiration autobiographique (ou qui semblent l'être). Lettre à un ami perdu, comme Un état d'esprit dont je parlerai plus tard, en est une.
 
Patrick Besson nous replonge dans le Paris des années 80, à l'époque de ses vingt ans. Il se glisse dans la peau de Didier, le narrateur, pour retracer la brève histoire de Gladys, Marc et lui. C'est la chronique d'une histoire d'amour destructrice entre son ami Marc et Gladys, une jeune femme aussi belle que paumée. Perdus, ils le sont un peu tous, le regard de Besson est en tout cas désabusé. La vie qu'il décrit n'a pas de sens, elle est faite de petites ambitions sans intérêt, de temps passé à le perdre, de relations bâclées, d'illusions et d'aveuglement. Sa vision des choses ressemble étrangement à la réalité, c'est probablement la raison pour laquelle j'y souscris.
 
Il reste toutefois un bémol, que je n'attribue pas spécialement à ce roman, mais à toutes les œuvres de cette génération d'écrivains. Qu'ils soient français ou américains, qu'ils se nomment Besson ou Ellis, il y a dans cette littérature quelque chose qui me pose problème. D'un côté, elle apporte une vision contemporaine de la vie et de ce que nous devenons en tant qu'individus, elle est le reflet nécessaire d'une époque, mais elle en porte donc les stigmates, les lourdeurs,  les faussetés, elle cherche à séduire, à se vendre, en usant des codes de son époque. De nos jours, c'est un cynisme de façade. Ça paie, les lecteurs achètent, s'identifient, adulent, paradent. Mais où est le vrai dans tout ça ? Alors peut-être n'est-ce pas du tout un phénomène nouveau, peut-être qu'avec des armes différentes, qu'on peine aujourd'hui à repérer, les écrivains d'hier en faisaient tout autant. Je n'en sais rien, et je n'ai de toute façon pas l'expérience nécessaire pour en juger.

24 septembre 2010

Premières lignes : L'éducation d'Alphonse de ALPHONSE BOUDARD


« Le Professeur est mort. J'ai reçu le faire-part l'an dernier alors que je traînais mes lattes et mon stylo à Capri pour le repérage d'un naveton télévisé. Trop tard pour aller aux obsèques. Ça m'en file un coup tout de même. Dans sa soixante-douzième année, muni des sacrements de l'Église. C'est écrit bordé de noir... toutes lettres. Ça... je me demande bien ? Fallait qu'il ait plus conscience de qui ni qu'est-ce pour se laisser engoupillonner. Sûrement Bertille, la malheureuse, qui a appelé un curé. De nos jours, on les voit plus si souvent, ceux-là, avec les saintes huiles circuler de par les rues pour aller assister les agonisants.
A bien réfléchir, l'essentiel de mon éducation vient de lui... du Professeur. Je lui dois bien ce livre en reconnaissance... gratitude éternelle, comme il est dit sur les tombes. (...) »
 
Alphonse Boudard, L'éducation d'Alphonse (1987).

Premières lignes : Un privé à Babylone de RICHARD BRAUTIGAN


« Le 2 janvier 1942 m'a apporté de bonnes nouvelles et de mauvaises nouvelles.
D'abord les bonnes nouvelles : j'ai appris que j'étais réformé comme caractériel et que je n'allais pas partir à la Seconde Guerre mondiale jouer le petit soldat. Je n'avais pas du tout le sentiment de manquer de patriotisme parce que j'avais fait ma Seconde Guerre mondiale à moi cinq ans plus tôt en Espagne et que j'avais deux trous de balle dans le cul pour le prouver.
Je ne comprendrai jamais pourquoi je me suis fait tirer dans le cul. De toute façon, ça ne fait pas une histoire de guerre formidable. Les gens ne vous considèrent pas comme un héros quand vous leur racontez que vous vous êtes fait tirer dans le cul. Ils ne vous prennent pas au sérieux ; enfin, moi, je ne m'en faisais plus pour ça. La guerre qui commençait pour le restant de l'Amérique était terminée pour moi. (...) » 

Richard Brautigan, Un privé à Babylone (1977) ; traduction de Marc Chénetier.

John FANTE : L'orgie

Il est des lectures lointaines qui restent fraîches dans la mémoire. L'orgie en fait partie. Ce livre est à séparer en deux parties distinctes. Il regroupe deux grosses nouvelles, d'abord L'orgie, dans laquelle John Fante se replonge dans la période de l'enfance la plus lointaine de son alter-ego (ici Dominic Molise se substitue à Bandini) ; cette nouvelle est suivie de 1933 fut une mauvaise année qu'on pourrait approximativement situer entre Bandini et La route de Los Angeles d'un point de vue chronologique.
 
L'orgie est le récit de l'infidélité du père, traité d'une manière plus explicite que dans Bandini. Les écarts de conduite de ce père que l'innocence des yeux d'enfant avait placé sur un piédestal, mais qui ne s'avère être qu'un homme dans toute sa faiblesse, influençable et libidineux. On y retrouve les thèmes habituels de Fante, l'attirance des modestes pour le rêve américain, le rapport à la religion, au mensonge. A travers l'aventure dans laquelle se lancent le père Molise et son copain débauché Frank, dont le fils est le témoin, on assiste à la perte des illusions d'un enfant, au dilemme qui le tiraille entre la loyauté - et une sorte d'ébauche de solidarité masculine - vis à vis du père, et l'honnêteté due à la mère.
 
Dans 1933 fut une mauvaise année, texte prétendument inachevé (mais rien ne le laisse apparaître à la lecture), c'est un Dominic Molise plus âgé qu'on retrouve. Pétri d'ambition, courant à son tour vers l'illusion de la réussite sociale et professionnelle, rêvant de devenir joueur de base-ball professionnel. Mais l'ambition du fils entre en conflit avec celle du père, qui rêve d'entreprise de maçonnerie familiale, de transmission des valeurs. C'est l'incompréhension entre deux générations, celle de l'expérience et du renoncement face à celle de la vitalité et de l'espoir. Le rêve petit face au rêve démesuré, et entre ces deux rêves, la tendresse filiale qui le dispute au ressentiment. Et à travers le traitement de John Fante, comme toujours, un bouillonnement d'émotions contradictoires, complémentaires, et délivrées avec une force constante.

23 septembre 2010

Richard BRAUTIGAN : La vengeance de la pelouse

Difficile de parler d'un recueil de nouvelles plusieurs mois après l'avoir reposé. Surtout lorsqu'il se compose de nouvelles courtes, parce qu'elles sont autant de souvenirs épars, dilués, dans le style de l'auteur, et dans les lectures qui ont suivi. Je ne vais pas tourner autour du pot, il ne me reste rien de précis de cette lecture, mais une impression d'ensemble. Agréable, apaisante, charmante. Il me reste la sensation d'avoir rencontré un nouveau moment de poésie, souvent désabusée, jamais noire, comparable à celui que m'avait offert Mémoires sauvés du vent. Mais je ne fais une fois de plus que survoler ce livre. J'aimerais en dire plus. Je ne le peux pas. J'aimerais comprendre ce qui me plait tant chez cet auteur dont la démarche s'éloigne de ce qui me séduit habituellement, de l'écriture percutante et sans fioritures que je cherche continuellement. Je ne le peux pas plus. Brautigan était sans doute ce que bien des critiques affirment : un ovni littéraire. Muni d'un aimant, qui me paraît agir sur des personnalités très différentes. Lisez-le, je ne vois que ça.

Louis-Ferdinand CÉLINE : Mort à crédit

Généralement, Mort à crédit est cité comme l'un des deux incontournables de l’œuvre de Céline, avec Voyage au bout de la nuit. J'aurais personnellement même tendance à le placer devant. La raison à cela, je ne la cerne pas très précisément, sans doute suis-je simplement plus sensible au thème abordé par l'auteur : son enfance, ou plus exactement son adolescence et ses difficultés à trouver sa place dans la société, à honorer la fierté de ses parents en se comportant en jeune adulte responsable.
 
Mort à crédit est le roman des premières de l'auteur : premiers emplois, première expérience sexuelle, premiers éloignements de son écrasante famille. Tour à tour, Ferdinand enquille les expériences, et chaque fois, le jeune homme montre de sérieuses aptitudes pour le strike. Rien ne tourne comme sa mère le souhaiterait, tout est prétexte à satisfaire l'exaspération perverse de son père, jamais avare de remontrances, mais jamais très doué pour donner l'exemple.
 
Mort à crédit est aussi un voyage, il nous embarque dans le Paris du début du 20ème siècle, Passage Choiseul (renommé Passage des Bérésinas) où la mère de Ferdinand tient une boutique de dentelles anciennes, en banlieue parisienne où le jeune Ferdinand assiste sa mère sur les marchés, ou encore en Angleterre, dans un pensionnat où l'on cherche à canaliser les mauvais penchants du fils indigne.
 
C'est aussi le roman des premières rencontres, parfois passionnées, parfois néfastes, d'autres fois déterminantes mais d'apparence anodine, mais toujours chargées d'une certaine véhémence. Il n'y a pas de juste mesure avec Céline. Ferdinand tombe amoureux en Angleterre, trouve en son oncle un soutien de circonstance, et est pris sous le patronage d'un inventeur excentrique et roublard (Courtial des Pereires), avec lequel il trouve une certaine sérénité, toute relative il est vrai.
 
Avec ce roman, le style célinien s'affirme, l'oralité n'y atteint pas encore son paroxysme, la prose est fluide, limpide, et Céline nous abreuve de réflexions et d'aphorismes sur la laideur du monde avec la verve qu'on lui connait. Violent, drôle, désespéré, emporté, innocent, léger, sombre, Mort à crédit est tout cela à la fois. C'est à mon avis le roman à recommander pour découvrir Céline, mais là où nombreux seront les gens pour affirmer qu'on peut aisément s'arrêter à ce second roman dans l’œuvre de Céline, j'affirmerais tout aussi doctement, pour ma part, qu'il fait partie d'un tout indivisible, et que chaque livre apporte un éclairage sur le génie de cet homme à la personnalité complexe et passionnante.

Premières lignes : Biribi de GEORGES DARIEN


« ALEA JACTA EST !... Je viens de passer le Rubicon...
Le Rubicon, c'est le ruisseau de la rue Saint-Dominique, en face du bureau de recrutement. Je rejoins mon père qui m'attend sur le trottoir.
- Eh bien ! ça y est ?
- Oui, p'pa.
Je dis : Oui p'pa, d'un ton mal assuré, un peu honteux, presque pleurnichard, comme si j'avais encore huit ans, comme si mon père me demandait si j'ai terminé un pensum que je n'ai pas commencé, si j'ai ressenti les effets d'une purge que je n'ai pas voulu prendre.
Pourtant, je n'ai plus huit ans : j'en ai presque dix-neuf, je ne suis plus un enfant, je suis un homme - et un homme bien conformé. C'est la loi qui l'assure, qui vient de me l'affirmer par l'organe d'un médecin militaire dont les lunettes bleues ont le privilège d'inspecter tous les jours deux ou trois cents corps d'hommes tout nus.
- Marche bien, c't homme là !... Bon pour le service !... (...) »

Georges Darien, Biribi (1890).

22 septembre 2010

Premières lignes : In Memoriam de PAUL LÉAUTAUD

Inspiré d'un sujet sur le forum Parfum de livres, je proposerai régulièrement les premières lignes des livres dont je parle ici. Ces premières lignes sont souvent déterminantes dans l'envie d'aller plus loin dans un livre. Elles donnent le ton, lorsqu'elles sont réussies. Parfois, on s'en souvient même par cœur. En tout cas, bonne ou mauvaise, elles laissent une première impression sur le contenu du livre et le style de l'écrivain. D'où l'intérêt de les mettre en évidence sur un blog comme celui-ci.

 
« Je viens encore de voir la mort de près. Signe que l'on vieillit, quand le nombre de nos morts s'augmente. Ma vieille bonne Marie en 1887 ou 88. Ma tante Fanny il y a bientôt deux ans. Mon père, à présent ! Un jour ou l'autre, dans plus ou moins de temps, la créature délicieuse qui m'a donné le jour. Aujourd'hui un ami par-ci par-là... Je deviens de plus en plus un homme seul, au coin de son feu ou dans des music-halls, un cigare à la main et plein de rêveries. Quelle tranquillité ! (...) »
 
Paul Léautaud, In Memoriam (1905), Mercure de France.

21 septembre 2010

Georges Darien, sur l'armée

« (...) L'armée : une boutique dans laquelle on passe les consciences à la lessive et où les caractères, tordus comme des linges mouillés, sont placés sous le battoir ignoble de la discipline abrutissante. (...) »
 
Georges Darien, extrait de Biribi (1890).

20 septembre 2010

Guillermo ROSALES : Mon ange

La littérature cubaine contemporaine réserve de belles surprises pour le peu que j'en connais. Seulement deux tentatives jusqu'à présent, et deux satisfactions pleines et entières. La première, c'était Pedro Juan Gutiérrez, un écrivain qui, me semblait-il, restituait avec talent le chaos des bas fonds de La Havane. Avec Guillermo Rosales, il n'est pas question de Cuba (du moins peu), mais de Miami. C'est le récit d'un exilé cubain à la dérive, et la misère dont il parle est plus encore psychologique que matérielle.
 
Mon ange est un récit à forte inspiration autobiographique de l'internement de Figueras, le narrateur. On y découvre les "boarding homes", ces petites structures d'accueil de malades dont les familles ne veulent plus. Il ne s'agit pas de structures de soin, mais de mouroirs qui semble-t-il représentent un excellent filon pour certains exilés au sens des affaires très en phase avec l'état d'esprit de leur pays d'accueil. Dans l'asile où débarque Figueras, le malade n'y est pas considéré comme un patient à soigner, mais comme une source de revenus et de toute sorte d'abus à exploiter.
 
Rosales nous fait vivre son enfermement et son mal-être avec une distance qui ne laisse aucune place au pathos. Le récit est relativement âpre et dépassionné, mais paradoxalement, il touche. Rosales brosse des portraits assez attendrissants des patients avec lesquels il cohabite, il livre au lecteur une description quasi clinique du quotidien de ces rejetés de la société - du monde des triomphateurs comme il les désigne à plusieurs reprises - il y a les brutalités infligées aux plus faibles (que lui-même inflige parfois), les vols, les viols, l'insalubrité des lieux, et puis surtout, il rôde derrière ce quotidien rude une totale absence d'espoir.
 
Étrangement, le récit de ces heures sombres de la vie de Rosales - qui ne s'en relèvera pas - n'est pas pesant. On y sent de l'authenticité et du désespoir, mais la distance que Rosales parvient à prendre vis à vis à son expérience, alliée à la légèreté et à la fluidité de sa prose, rendent ce récit - et c'est presque un comble - très agréable à lire.
 
Il s'agit malheureusement de l'ultime témoignage du talent de Guillermo Rosales, qui se suicidera quelques années après avoir écrit ce court roman, en 1993. Un autre roman paraîtra après sa mort, un roman de jeunesse intitulé Les mauvais garçons. A lire, très certainement.

19 septembre 2010

CESARE PAVESE : Une saison

Cette femme jadis était faite de chair
ferme et fraîche : si elle portait un enfant,
elle restait cachée et se flétrissait seule.
Elle n'aimait pas se montrer déformée dans la rue.
Autrement (elle était jeune et fit sans le vouloir
beaucoup d'enfants), elle passait dans la rue
intrépide et savait jouir de chaque moment.
Les robes sont du vent dans les soirées de mars
et se serrent et ondulent sur les femmes qui passent.
Son corps évoluait intrépide dans le vent
qui s'évanouissait le laissant aussi ferme. Elle n'eut d'autre bien
que ce corps qu'aujourd'hui tant d'enfants ont usé.
 
Par les soirées de vent se répand une senteur de sève,
la senteur que son corps de jeunesse exhalait
au milieu des habits superflus. Saveur de terre mouillée
qui revient chaque mars. Même en ville, là où il n'y a pas
de boulevards, où le soleil pénètre sans le souffle du vent,
son corps avait une vie, exhalant entre les murs de pierre
des sucs fermentés. Avec l'âge, elle aussi,
qui a nourri d'autres corps, s'est cassée et pliée.
Ce n'est pas un plaisir de la voir, elle a perdu toutes ses forces ;
mais de tous ses enfants, une fille recommence à passer
dans les rues, chaque soir, affichant dans le vent,
sous les arbres, son corps, frais et ferme, qui vit.
 
Il y a aussi un fils qui est toujours en balade et qui sait vivre seul
et s'amuser seul. Mais dans les vitrines,
il regarde satisfait la manière dont il tient sa compagne
sous le bras. Il aime, faisant jouer ses muscles,
l'attirer contre lui et tandis qu'elle résiste, l'embrasser sur le cou.
Il aime surtout, quand il a engendré dans ce corps,
le laisser se flétrir et se retrouver seul.
Une étreinte ne le fait que sourire mais un fils
le ferait s'indigner. La fille le sait bien :
elle attend et se prépare à cacher son ventre déformé,
et elle jouit avec lui, complaisante, et admire la force
de ce corps qui sert à accomplir tellement d'autres choses. 
 
Cesare Pavese, 1933. Extrait de Travailler fatigue (1936) ; traduction de Gilles de Van (révisée par Martin Rueff). Œuvres (2008), collection Quarto Gallimard.

18 septembre 2010

H.L. Mencken, sur la supériorité féminine

« (...) je suis convaincu que la femme moyenne, quels que soient ses défauts, est supérieure à l'homme. La facilité même avec laquelle elle le défie ou le trompe dans plus d'une situation capitale de la vie est une preuve éclatante de sa supériorité générale. Elle n'a pas obtenu ses grandes libertés actuelles comme un don des divinités, mais seulement après une lutte longue et amère dans laquelle elle a fait preuve de talents pratiques vraiment admirables. Il n'y a guère de faiblesse de l'homme qu'elle n'ait pas pénétrée et dont elle n'ait tiré profit. Il n'y a pas de moyen de ruse qu'elle n'ait mis en œuvre. Il n'y a pas de stratagème assez hardi pour la décourager. (...) »
 
H.L. Mencken, extrait de Défense des femmes (1918) ; traduction de Jean Jardin, Gallimard, 1934.

17 septembre 2010

H.L. MENCKEN : Défense des femmes

Aux Etats-Unis, au crépuscule des années 1910, les plus fins observateurs voyaient déjà poindre les bouleversements de la société moderne.  L'écrivain, directeur de revue et critique littéraire Henry Louis Mencken - que je ne connaissais que de par sa correspondance avec John Fante, au début de la carrière de ce dernier -  était de ces observateurs visionnaires, il vit peut-être avant les féministes elles-mêmes la révolution qui couvait, et il s'employa avec Défense des femmes à en explorer les complexes tenants, et les conséquences possibles d'un tel chambardement des us et coutumes de la société occidentale.
 
Le titre de ce livre est à prendre avec ironie, mais contrairement à ce qu'on pourrait penser, Mencken ne délivre pas une analyse motivée par sa seule misogynie. Il ne prend pas réellement parti pour l'homme dans ce livre, du moins pas aussi clairement qu'on pourrait l'imaginer. Pour lui, la première erreur est de considérer la femme comme inférieure intellectuellement à l'homme. Au moyen d'un exposé parfois un peu fantaisiste et souvent péremptoire, Mencken démontre que les prétendues inaptitudes reprochées aux femmes par les hommes ne sont que le paravent d'une intelligence au contraire supérieure en bien des domaines. Il avance l'idée que ces activités masculines auxquelles les femmes sont supposées s'adapter difficilement - qu'elles fassent appel à la logique, au sens des affaires, ou à la technique - sont en réalité sans valeur, et ne font aucunement appel à l'intelligence de ceux qui y excellent.
 
Mencken développe ensuite une théorie intéressante, selon laquelle tout individu est constitué dans des proportions variables de penchants dits féminins, et d'autres dits masculins, ce, quel que soit son sexe. Mais pour illustrer son propos, Mencken ne nous sert pas les poncifs du genre en faisant de la féminité un état de finesse et de douceur absolues, et de la masculinité l'expression de la force pure alliée à la rudesse d'âme. Ainsi, il réprouve le vieux préjugé faisant de la femme un être intrinsèquement sentimental, au contraire de l'homme qui ne serait guidé que par des instincts bestiaux. Mencken fait un exposé convaincant du contraire. Selon lui, le seul sexe capable de laisser corrompre son jugement par les sentiments est l'homme. Il décrit au contraire le tempérament féminin comme celui étant le plus stable et le plus dépassionné dans ses prises de décision. De là son point de vue sur l'organisation dans le couple : la femme est seule aux commandes depuis le choix du mari jusqu'à la moindre décision prise dans le mariage.
 
Alors ce petit exposé sur les vertus féminines, bien entendu, n'a pas pour objet de sanctifier la féminité comme on le fait de nos jours niaisement et hypocritement, depuis des décennies, comme le font des régiments de flagorneurs professionnels et de faibles d'esprit pour s'attirer certaines faveurs. Mais là où le discours de Mencken prend un certain poids, c'est dans sa manière d'éviter de prendre parti pour son propre sexe. S'il déplore les changements annoncés et le déséquilibre qui en découlera - qu'il considère comme néfaste au bon fonctionnement de la société et paradoxalement pas si favorable à la condition féminine, la femme devenant grossièrement un homme comme les autres et perdant peu à peu les qualités qui faisaient sa force - Mencken renvoie les deux sexes dos à dos. Pour lui, la seule valeur véritablement considérable est celle de l'intelligence et du génie. Chose dont, selon Mencken et tout être doté de facultés d'observation un tant soit peu développées, l'écrasante majorité des humains, hommes ou femmes, sont dépourvus.

15 septembre 2010

François MAURIAC : Génitrix

Très court roman publié dans les années 20, sur le poids de la mère, ses effets castrateurs sur un fils lorsque l'amour maternel est perverti par un tempérament dominateur. Avec en toile de fond, comme - je crois - toujours chez Mauriac, une réflexion sur les valeurs bourgeoises de l'époque.
 
Au delà de cette réflexion, qui sera plus au centre d'un roman comme Le noeud de vipères par exemple, c'est surtout une interrogation sur la capacité des gens à aimer pour de bonnes raisons, sur la pureté des sentiments, sur les motivations profondes et réelles qui poussent un être vers un autre. Dans ce trio affectif, entre la mère, le fils et la belle-fille, on peut se demander qui aime qui. La réponse semble se trouver dans l'amour inconditionnel que chacun porte à soi-même.

John DOS PASSOS : L'initiation d'un homme, 1917

Les récits anti-bellicistes d'écrivains ayant été confrontés à la guerre sont nombreux, il y a les chefs-d’œuvre bien connus (Voyage au bout de la nuit par exemple), et puis il y a les livres qui ont moins marqué, mais qui ont apporté leur caillou au muret du pacifisme qui ne retient pas grand-chose de la furie meurtrière des hommes, mais entretient au moins l'espoir de ne pas être totalement submergé par la déraison dominante.
 
Ce premier roman de John Dos Passos est de cette seconde catégorie. Sans parler de roman raté (il ne l'est pas), ce texte me paraît avoir assez peu d'impact. Il se présente comme le récit initiatique d'un jeune homme curieux et plein de convictions à son départ, et qui face à la réalité des horreurs qu'il constate et de la duperie dont il se sent victime, s'en éloigne. En tant qu'ambulancier, il ne vit pas la guerre de front, mais est aux avant-postes pour en constater le carnage et l'absurdité, qu'il reporte avec beaucoup de distance, comme quelqu'un d'étranger aux évènements.
 
Mais la partie la plus intéressante du livre est à mon sens sa préface, rédigée par Dos Passos une cinquantaine d'années plus tard (si ma mémoire ne me trahit pas). On y découvre un regard plein de sagesse sur l'attitude et le discours qu'il eût jeune homme. Sa position au sujet de l'impact des idéologies et des idéologues sur les esprits en formation des jeunes générations est notamment du plus grand intérêt.

14 septembre 2010

Cesare PAVESE : Terre d'exil et autres nouvelles

Dans la série "Souvenirs un peu poussiéreux d'un pas grand-chose", parce que je n'ai pas une mémoire infaillible et que ma bibliothèque voyageuse est toujours en transit, ce petit recueil de nouvelles a été une sorte de révélation pour moi l'an dernier. Celle d'un écrivain capable de restituer ses émotions sans les dénaturer. En trois nouvelles, il peint trois portraits de femmes, avec manifestement une forte empreinte de vécu. Ce ne sont pas les portraits d'un amoureux transi, mais ceux d'un homme lucide et détaché par rapport aux femmes et à lui-même. Pavese ne fabrique pas du sentiment lorsqu'il n'y en a pas, il ne se construit pas plus un personnage. Lorsqu'il se comporte comme un mufle, il ne le cache pas. Lorsqu'il est stupidement épris et s'embarque dans un amour impossible, dégradant et masochiste, il ne cherche pas non plus à sauver les apparences.  Il ne donne pas plus dans le larmoyant, les choses sont simplement ce qu'elles sont, il ne semble pas se dégager de coupable de ces expériences malheureuses, ou alors la culpabilité revient à la fatalité, à l'ironie de la vie dans laquelle rien ne semble tourner rond. Les situations que Pavese décrit ont une portée universelle évidente, chacun pourra se reconnaître, faire face à ses  propres erreurs dans des relations passées en lisant ces nouvelles. Et on sera également tenté de partager le constat qui se dégage de ces textes : les relations entre hommes et femmes semblent bel et bien sans espoir. 
 
Ces trois nouvelles - écrites dans les années 40 (de mémoire) et dont il convient de signaler l'étonnante modernité - étaient à l'origine réunies dans un recueil plus vaste intitulé Nuit de fête, publié en France chez Gallimard, après la mort de Pavese, et non repris dans le volume Quarto Œuvres.

12 septembre 2010

H.L. Mencken, sur la politique et la démocratie


« (...) En démocratie, un politicien prospère normalement, non à proportion de la rigueur de ses principes et de l'intégrité de son honneur, mais autant qu'il excelle, faiseur de phrases creuses et sonores, à inventer des périls imaginaires et, contre eux, d'imaginaires défenses. Ainsi notre politique dégénère en une poursuite de spectres. L'électeur masculin, poltron de sa nature, prend toujours peur d'un nouveau danger et choisit quelques charlatans pour le protéger. (...) »

H.L. Mencken, extrait de Défense des femmes (1918). Traduction de Jean Jardin ; Gallimard (1934)

Christophe DONNER : Contre l'imagination

J'ai une conception très exclusive pour ne pas dire totalement obtuse, élitiste et snobe de la littérature ; l'idée me semble assez précise dans mon esprit, mais pour en avoir discuté de nombreuses fois à droite à gauche, je l'exprime un peu gauchement. Si nous devions en parler, là, maintenant, je passerais par l'exposé de la différence que je fais entre un romancier et un écrivain, par l'importance que j'accorde au vécu et la méfiance, le dégoût ou simplement l'indifférence que m'inspire la fiction en littérature, etc... Au final, rien ne sera très clair. Dans son pamphlet Contre l'imagination, Christophe Donner a travaillé à ma place, il désigne le mal de la littérature actuelle, le coupable de ses vaines gesticulations, et ce "poison" de la littérature n'est autre que l'imagination.
 
L'imagination est le paravent de deux déviances vieilles comme l'homme : la vanité et la dissimulation. C'est pour Donner le mode d'expression du mensonge et de l'ignorance. On imagine - on invente, on affabule -  parce qu'on ne sait pas, mais qu'on voudrait savoir, mais en imaginant, on s'éloigne encore davantage des réponses que l'on attend, et au fond, c'en devient une finalité, car la vérité fait peur.
 
Donner, dans ce livre, nie toute valeur à cette pratique qui en fait se pâmer plus d'un. Ce que la majorité des gens estiment être un talent rare et noble, Donner le juge comme une perversion. En 120 pages, il démonte une vieille croyance, un dogme qui gagnerait à s'effondrer, mais qui, il ne faut pas en douter, perdurera aussi longtemps que l'homme vivra. Les écrivains francs du collier resteront méprisés du plus grand nombre, même si l'Histoire finit en général par leur donner raison. On retient plus facilement la vérité que la fiction affirme Donner. Et à bien regarder, les écrivains dont on se souvient sont rarement des conteurs de jolies petites histoires.
 
Mon seul regret, après lecture de ce petit exposé réjouissant, c'est que son auteur ne semble  paradoxalement pas appliquer ses principes dans ses propres romans. Des titres comme L'influence de l'argent sur les histoires d'amour ou L'empire de la morale titillent depuis longtemps ma curiosité, mais le rattachement de l'écrivain au roman d'autofiction me laisse perplexe. Le dernier chapitre de son pamphlet laisse d'ailleurs circonspect ; en désamorçant son propos, il confirme les préjugés que m'inspirent ses romans. L'auteur contemporain jouant à armes égales avec les grands écrivains du passé n'est semble-t-il pas encore né, et compte tenu des probabilités d'en voir à nouveau émerger un dans les décennies à venir, cette formule très optimiste m'inspire un léger sourire. Amer.

10 septembre 2010

La Rochefoucauld, sur la vertu

« Ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes. »
 
La Rochefoucauld, Maximes (1678) ; GF Flammarion 2007.

Jacques PRÉVERT : Pour toi mon amour

Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j'ai acheté des oiseaux
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j'ai acheté des fleurs
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
Et j'ai acheté des chaînes
De lourdes chaînes
Pour toi
mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je t'ai cherchée
Mais je ne t'ai pas trouvée
mon amour 
 
Jacques Prévert, Paroles (1949) ; Folio (2010)

Georges Darien, sur la vie militaire


« (...) Toute la semaine, ils ont vécu ainsi, courbaturés par la répétition inutile des mêmes manœuvres et des mêmes exercices, terrorisés par les dogmes de la religion soldatesque, pliés en deux sous le respect et la peur que leur inspire la doctrine de l'obéissance passive. Véritables bêtes de somme pour la plupart, loupeurs pour le reste, mal nourris, mal logés, blanchis le long des murs, dépouillés de toute espèce d'idée, les mêmes expressions et les mêmes locutions revenant sans cesse dans leur langage imbécile, ils n'ont plus que deux préoccupations, ils n'éprouvent plus que deux besoins : manger et dormir. Et, aujourd'hui, dimanche, comme ils ont la permission de sortir, ils vont aller traîner leurs sabres dans les rues, bêtement, deux par deux ou trois par trois, s'entretenant encore - exclusivement - pendant ces quelques heures de pseudo-liberté, des détails du service des commandements, des consignes - esclaves si bien faits à leur servitude qu'ils ne savent plus, au moment du repos, parler d'autre chose que des coups de fouet qu'ils ont reçus ou de la solidité de leur manille. Puis, ils s'en iront dans les cabarets louches, dans les ruelles où l'on vend de l'eau-de-vie qui râpe la gorge et du vin qui violace les comptoirs. Ils s'attableront là, cinq ou six devant un litre, chantant à tue-tête :
 
C'est à boire qu'il nous faut !...
 
en attendant que la nuit tombe et qu'ils puissent aller s'engouffrer, gueulant bien fort et se tenant par les bras, dans ces bouges où il faut faire la queue, quelquefois, comme au théâtre, devant la porte des putains.
        Ô bétail aveugle et sans pensée, chair à canon et viande à cravache, troupeau fidèle et hébété de cette église : la caserne, et de sa chapelle : le lupanar ! (...) »
 
Georges Darien, extrait de Biribi (1890) ; réédité dans la collection Motifs du Serpent à Plumes (2002).

9 septembre 2010

Dan FANTE : Limousines blanches et blondes platine

Les éditions 13e Note semblent décidées à enrayer la pénurie d'ouvrages de Dan Fante constatée ces dix dernières années dans les librairies hexagonales. Depuis La tête hors de l'eau (qui reste à mon avis le roman de référence de Dan Fante), aucun éditeur ne semblait plus s'intéresser au fils de John. La maison d'édition Christian Bourgois, qui avait lancé Dan Fante en France - s'en tenait à un mutisme qui ne laissait rien supposer de bon quant au succès de l'écrivain américain, mais les faits semblent infirmer cette analyse, car depuis l'an dernier et la sortie du très recommandable recueil de nouvelles Régime sec, 13e Note parait avoir fait de Fante la locomotive de son catalogue (un nouveau bébé est d'ailleurs attendu en ce mois de septembre : De l'alcool dur et du génie).
 
Un catalogue dont l'orientation me laisse un peu dubitatif, avec des auteurs comme Mark Safranko ou Tony O'Neill, des amis de Fante, et des écrivains qu'il dit admirer, mais des écrivains qui me semblent, pour le peu que j'en ai lu à la dérobée dans les librairies, des écrivains qui me semblent donc un peu trop soucieux de leur image sulfureuse, au détriment d'une sincérité que je cherche désormais partout, marqué que je suis par les exemples de Bukowski ou, dans un autre genre - mais pas si différent au fond - Léautaud.
 
Dan Fante, lui-même, au fil des découvertes, n'est pas sans me poser problème. Si la sincérité fait globalement partie de sa démarche, à certains moments, dans ses poèmes ou dans ses romans, des détails laissent place à la perplexité. N'en rajoute-t-il pas un peu parfois ? Certainement, mais au fond, comme tout le monde, et même les plus insoupçonnables. Léautaud lui-même considérait qu'écrire revenait toujours à fausser plus ou moins. Mais chez les auteurs les plus doués, on ne remarque guère ces arrangements avec la vérité. Chez Dan Fante, l'affaire reste anecdotique, ce roman, comme les précédents, expose ses difficultés d'adaptation aux règles sociales, qui puisent leurs origines dans l'alcool, dans ses excès comme dans son manque. Difficultés  rencontrées au travail, dans sa sexualité chaotique, bref, dans toutes ses relations avec les autres, et tout ce mal-être ne sonne pas faux dans ses mots.
 
Dans ce livre, Dan Fante revient sur la période où il était chauffeur de maître à Los Angeles. L'occasion de balancer quelques vacheries sur le monde hollywoodien, de régler les comptes de son père dont l'expérience de scénariste n'a pas été très heureuse ? Non, plutôt de dénoncer la vacuité d'un monde dont la raison d'être est de tromper tout un chacun : les spectateurs bien sûr, mais aussi quiconque se frotte plus ou moins à leur business, comme Fante dans ce récit. A trimballer les "stars", Fante est aux premières loges pour subir leurs caprices. Parfois, on reconnait aisément les célébrités visées, comme Jennifer Lopez (rebaptisée Lopisse dans le récit) en hystérique saccageuse de limousine.
 
Ce récit est aussi le commencement d'une fin pour Dan Fante. La fin d'une période chaotique et floue, à se chercher. C'est le récit de l'alcoolique en rédemption qui trouve une certaine sérénité dans l'écriture. Mais c'est aussi un roman qui parait atteindre les limites de son inspiration autobiographique. Quand Bukowski était capable de resservir la même histoire présentée un peu différemment sans lasser, Dan Fante paraît un peu tourner en rond. La différence tient peut-être dans l'art qu'avait Bukowski à rendre ses récits universels, à les enrichir d'aphorismes cinglants et autres réflexions ayant valeur de vérités brutes, évidentes. Dan Fante, lui, s'en tient aux faits. D'une certaine manière, on pourrait lui reprocher de ne pas suffisamment aller au bout des choses, et en même temps, l'écrivain captive, par le rythme de ses phrases, par son talent indéniable pour raconter une histoire, la sienne, dans un flot d'émotion constant, une émotion qui ne dit pas son nom, qui ne parade pas, mais qui heurte. En ce sens, il rappelle un certain John.

8 septembre 2010

DAN FANTE : Quoi ?


D'accord
 je vais être honnête

 
Je veux dire
la plupart du temps
je n'ai aucune idée de ce qui se passe ou de ce que je fais
 
comme si je fonctionnais à l'aveuglette
 
à l'instinct
 
Pour peu que je regarde en arrière
avec un soupçon de lucidité
le doute est clairement ma spécialité
en matière
 
de boulot et de femmes et d'enfants et de carrière
 
Sauf
lorsque je m'attelle à des tâches précises
liste en main
comme poster une lettre ou acheter de l'huile
ou encore des sacs-poubelle au supermarché Vons Market
j'ai toujours eu l'impression de me cogner contre les choses
 
toute ma vie
 
Alors
je me demande pourquoi à mon âge avancé
je suis devenu
aussi heureux
et aussi con

Dan Fante, extrait du recueil Bons baisers de la grosse barmaid, publié chez 13e Note Editions. Traduction de Patrice Carrer.

4 septembre 2010

Richard BRAUTIGAN : Mémoires sauvés du vent

Je vais me livrer à un exercice scabreux : chroniquer un livre que j'ai lu il y a plus d'un an, sans même l'avoir sous la main. Pour les citations extraites du livre, il faudra donc attendre. Pour le reste, il me semble étrangement en garder un souvenir très frais. Aussi frais que le roman ? Je n'ai pas cette prétention.
 
C'est avec Mémoires sauvés du vent que je découvrais un peu par hasard  Richard Brautigan, écrivain américain issu du mouvement hippie de San Francisco dans les années 60. Son histoire, son cheminement personnel, on en trouve quelques clés dans ce court récit, où Brautigan se remémore un traumatisme d'enfance, en le faisant remonter à la surface, petit à petit.
 
Mais il ne faut pas s'attendre à trouver dans ce livre des lamentations vulgairement  larmoyantes, Brautigan est un écrivain, un vrai. Son style est empreint de poésie tout en restant sobre, de légèreté tout en traitant un sujet grave. L'écrivain manie l'émotion avec une étonnante dextérité, sans jamais en faire un matériau racoleur et vulgaire. Il retranscrit avec une fidélité étonnante tous les petits détails liés à l'enfance : l'innocence, la vulnérabilité, l'insouciance, l'impuissance... On retrouve tout cela dans la narration de Mémoires sauvés du vent. Un récit tragique traité sans une once de pathos. Des souvenirs intimes servis sans nombrilisme. L'oeuvre d'un écrivain extrêmement talentueux, parti trop vite (Brautigan s'est suicidé en 1984, à l'orée de ses cinquante ans).

1 septembre 2010

Christophe Donner, sur la littérature

« (...) Comment se débrouiller pour que la représentation de soi échappe au poison de l'imagination ?
Il n'y a aucun moyen. Le mal est en nous. Et la plus belle distraction que la littérature propose, c'est de le combattre. C'est ainsi que la littérature est toujours une attaque, de soi ou des autres, affectueuse ou haineuse, mais quel que soit le ton qu'elle emploie, elle s'attaque toujours à quelque chose. A quoi ?
A l'imagination, en fait. Je veux dire au mensonge. (...) »

Christophe Donner, extrait de Contre l'imagination, Fayard (1998).

Sherwood Anderson, sur l'opinion publique

« (...) Les livres, si faiblement conçus et si mal écrits qu'ils puissent être à notre époque de précipitation, se répandent dans tous les foyers ; les magazines circulent par millions d'exemplaires, les journaux sont partout. De nos jours, un fermier qui se chauffe près d'un poêle, dans une boutique de village, a l'esprit rempli jusqu'aux bords des paroles des autres. Les journaux et les magazines l'ont pompé à fond. Une grande partie de cette vieille ignorance un peu brutale, qui présentait en somme un beau côté d'innocence enfantine, a disparu pour toujours. Le fermier près de son poêle est le frère de l'homme des villes. Si vous l'écoutez, vous vous apercevrez qu'il parle avec autant d'abondance et d'absurdité que nos meilleurs citadins. (...) »

Sherwood Anderson, extrait de la nouvelle "L'homme de Dieu", tirée du recueil Winesburg-en-Ohio (1919) ; traduit de l'américain par Marguerite Gay ; première édition française Gallimard publiée en 1961 (réédition 2010).

H.L. Mencken, sur la fatuité des hommes

« Ce que les hommes, dans leur égoïsme, confondent volontiers avec un manque d'intelligence est tout simplement l'incapacité de la femme à manier cette foule de petites ruses intellectuelles, cet ensemble de connaissances insignifiantes - véritable collection cérébrale de timbres - qui constitue le bagage mental d'un mâle moyen. Un homme se figure qu'il est plus intelligent que sa femme, parce qu'il sait mieux additionner une colonne de chiffres et parce qu'il comprend le jargon imbécile de la Bourse, parce qu'il est capable de distinguer entre les idées des politiciens concurrents ou parce qu'il est initié aux minuties de quelque profession sordide ou dégradante, comme celle de juriste ou de marchand de savon. Mais ces vains talents, tout superficiels, dont l'acquisition demande à peu près le même effort mental que le fait, pour un chimpanzé, d'apprendre à attraper un penny ou à frotter une allumette, ne doivent rien à l'intelligence. Tout ce bagage de "tours d'adresse" d'un homme d'affaires moyen est excessivement enfantin. Il n'est pas besoin de plus de sagacité pour conduire une intrigue diplomatique ou pour doser laborieusement de mauvais médicaments, ou pour élaborer un droit plus mauvais encore que pour conduire un taxi ou réussir une friture. Il n'est guère d'observateur, pour peu qu'il connaisse le commun des hommes d'affaires - je ne parle que de ceux qui réussissent - qui ne soit frappé par leur léthargie intellectuelle, leur ingénuité incurable et leur manque étonnant de sens commun. Feu Charles Francis Adams, au terme d'une longue vie passée dans l'intimité des hommes d'Etat, a déclaré n'avoir jamais entendu dire par l'un d'entre eux quelque chose qui vaille d'être entendu. C'étaient des hommes courageux, ayant réussi dans un monde masculin, mais qui, au point de vue intellectuel, étaient creux comme des outres. (...) »

H.L. Mencken, extrait de Défense des femmes (1918), traduit de l'anglais par Jean Jardin ; Gallimard, 1934.

H.L. Mencken, sur le mariage

« (...) dans ce monde complètement dépourvu d'idéalisme clair et, par là, dominé par le culte du matérialisme, le mariage offre la meilleure carrière à laquelle une femme moyenne raisonnable puisse aspirer et, dans nombre de cas, la seule qui offre vraiment des moyens d'existence. Ce qui est estimé et apprécié dans notre société matérialiste et inintelligente, ce sont précisément ces petites capacités pratiques auxquelles excelle l'homme et qui lui tiennent place d'intelligence. La femme, excepté dans les cas où elle montre une tendance masculine qui frise la pathologie, ne peut espérer pouvoir concurrencer les hommes dans ce domaine ; mais elle est toujours libre d'échanger ses charmes contre une part substantielle des bénéfices de l'homme, et c'est ce qu'elle s'efforce presque toujours de faire. Elle s'efforce de trouver un mari, et trouver un mari c'est, dans un certain sens, s'attacher un spécialiste pour ces besognes où elle manque d'habileté. C'est pourquoi elle a au moins un principe ferme dans la lutte pour l'existence, où la possibilité de subsister est principalement basée non sur des talents qui lui sont propres, mais sur ceux dont elle manque généralement : avant de succomber dans la lutte, y faire succomber un homme. Grâce à sa ruse, elle sait changer son désavantage en avantage. (...) »

H.L. Mencken, extrait de Défense des femmes (1918), traduit de l'anglais par Jean Jardin ; Gallimard, 1934.

H.L. Mencken, sur le sens de l'honneur

« (...) L'homme [...], si ostentatoire qu'il se montre au point de vue de l'honneur, en fait rarement preuve dans les circonstances vitales. Il peut être honorable dans le jeu, car le jeu est un simple amusement, mais il est rarement honorable en affaires, car c'est là une question de pain. L'honneur le guide peut-être dans ses sports, aussi longtemps que l'enjeu est insignifiant, mais l'empêche rarement de faire des parjures dans un procès juridique ou de frapper au-dessous de la ceinture dans un combat quelque peu sérieux. L'histoire de toutes ses guerres est une histoire d'allégations mutuelles de pratiques déshonorantes, et ces allégations sont presque toujours bien fondées. La meilleure imitation de l'honneur qu'il puisse jamais produire dans ses guerres est une sentimentalité très assurée qui lui fait prendre l'attitude humaine à l'égard d'un adversaire blessé ou désarmé ou encore rendu inoffensif de toute autre façon. Même là, son soi-disant honneur n'est rien de plus qu'un geste théâtral, à la fois stupide et malhonnête. Dans un vrai combat, il mord. »

H.L. Mencken, extrait de Défense des femmes (1918), traduit de l'anglais par Jean Jardin ; Gallimard, 1934.
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