Au détour d’un débat dans l’émission « Ce soir ou jamais » dont il était le discret invité, les quelques citations de Céline que fit Olivier Bardolle m’intriguèrent au point de me pencher sans tarder sur les écrits de ce mystérieux écrivain français que je connaissais tout juste de vue. Quelques jours plus tard, je dévorais Le Monologue Implacable, un recueil de fragments de pensées et d’aphorismes dans lequel Bardolle me bluffait de page en page, tant je me retrouvais dans la plupart de ses points de vue sur la nature humaine et les rapports sociaux qui en découlent.
Mon réveillon avec le dernier des chiens donne dans un autre registre, il s’agit d’un roman philosophique, où les réflexions d’Olivier Bardolle sont jetées dans la bouche de l’éloquent Eugène, un clochard placé en travers du chemin de Louis, publicitaire quadragénaire fortuné et blasé, le soir de la Saint Sylvestre. A priori, tout oppose ces deux hommes, mais très vite, Louis est fasciné par la forte personnalité d’Eugène, tout autant que par sa grande culture philosophique. De là toute l’idée du roman, qui se présente sous la forme d’un dialogue entre les deux hommes, dans lequel Louis joue le rôle du contradicteur pour creuser au plus profond de la pensée de son interlocuteur.
Ce premier ouvrage d’Olivier Bardolle n’est peut-être pas sa plus grande réussite, le roman n’est sans doute pas l’exercice littéraire dans lequel l’écrivain est le plus à l’aise, mais le fond de sa pensée est déjà bien là, et cinglant. Les valeurs qui animent le monde en prennent pour leur grade, et notamment l’ambition et le matérialisme, motivés l’un comme l’autre par le désir de domination. Stylistiquement, on pense parfois à La Chute de Camus, tant le dialogue entre les deux personnages tourne bien souvent au monologue (implacable, déjà). Ce dialogue manque parfois un peu de fluidité, mais la force des idées prémunit globalement contre l’ennui, d’autant plus qu’il s’agit d’un texte court (180 pages environs).
« (…) D’abord, à mon sens, le grand problème de la philosophie spéculative, celle qui vous impressionne, c’est son hermétisme. L’homme de la rue n’y comprend rien. Cette philosophie officielle réduit l’évolution de la pensée humaine à une succession de doctrines académiques. Elle s’enivre de concepts, développe jusqu’à plus soif des analyses interminables et stériles sur des textes obsolètes. (…) Pour moi, tant qu’une philosophie, ou une pensée qui s’affirme comme telle, n’a pas subi l’épreuve du vécu, elle n’est rien que des mots. Une philosophie digne de ce nom, de type socratique, se doit d’être une pensée en action, toujours compréhensible par tous, ou elle n’est rien. (…) »
« (…) On peut d’ailleurs considérer que si le mot philosophie signifie étymologiquement « amour de la sagesse », l’amour est, lui, à l’opposé de cet idéal de sagesse. Il représente la passion, le débordement, la fureur vitale, l’assujettissement des sens, et finalement, la chute : ce n’est pas pour rien que l’on parle de « tomber amoureux ». Les philosophes se tiennent à l’écart de ce champ de mines. En ce qui me concerne, puisque ça vous tracasse, je vous dirai que cette affaire ne me concerne plus vraiment. J’ai beaucoup donné, et, à mon âge, on devient calme sur le sujet, mais ça ne m’empêche pas de penser que cet élan pulsionnel, toujours excessif, s’apparente à une manifestation panique, à un besoin d’oublier son moi dans une chair extérieure, à une tentative désespérée pour échapper à l’emprise du vide. Vide que l’on ressent toujours plus cruellement dans la solitude. On aime parce qu’à deux, on a moins peur du néant, on aime pour se rassurer, se réchauffer et conjurer la mort. (…) »
« (…) Le fameux coup de foudre, ce big-bang affectif, est un état absolument divertissant, de nature extatique. Il court-circuite le libre arbitre, annihile l’état de conscience et vous soulage de vous-même pendant quelque temps. Mais l’effet ne dure pas, les amants sont inéluctablement exposés au laminoir du temps qui passe et érode les sentiments, ils sont assujettis au dur désir de durer… C’est pour cette raison que je n’aime que les rencontres, les débuts, en amour comme en amitié, ces instants précieux où l’autre, frémissant, est encore un étranger qui fascine, un illusionniste qui vous fait croire à l’infini, le temps éphémère d’un miracle partagé. Tous les être semblent extraordinaires lorsqu’ils sont inconnus, nimbés dans le mystère, à bonne distance. On peut projeter sur eux les plus beaux rêves, imaginer le commencement du monde… L’étranger recèle une dimension messianique. Et si c’était l’élu ? Au début, chacun donne le meilleur de lui-même, se surveille, fait attention à sa parure, à ses idées. Il se montre prévenant, attentif, tout sourire, enchanteur… C’est l’histoire du Prince Charmant et de la Belle au bois dormant. Mais c’est vrai en toute chose : l’homme ne crée qu’au début. Dans quelque domaine que ce soit, seule la première démarche est intégralement valide. Celles qui suivent barguignent et se repentent, s’emploient parcelle après parcelle à récupérer le territoire dépassé. C’est ainsi, il n’existe pas de passion durable, pas plus qu’il n’est de séisme continu ou de fièvres ininterrompues, tout finit toujours par retomber. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’attarder, qu’il est préférable d’être partout un passant, sinon la grâce s’évanouit avec la durée. Le temps est abrasif à cause de la répétition, toujours l’ennui, le terrible ennui pointe son mufle… (…) »
« (…) on ne peut écarter l’influence de la pression sociale qui interdit la pratique de la sincérité. La vie sociale s’édifie sur le sacrifice de la spontanéité, la culture collective se construit au détriment de l’individu naturel, elle est abrasive, normative, codifiée. Difficile d’y échapper.
- Vous avez une solution ?
- A part la peste bubonique, je ne vois pas… »
- Vous avez une solution ?
- A part la peste bubonique, je ne vois pas… »
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