16 décembre 2009

BUKOWSKI : vies de merde

le vent souffle fort ce soir
un vent glacial
et je pense aux
copains à la rue.
j'espère que quelques-uns ont une bouteille
de rouge.

c'est quand on est à la rue
qu'on remarque que
tout
est propriété de quelqu'un
et qu'il y a des serrures sur
tout.
c'est comme ça qu'une démocratie
fonctionne :
on prend ce qu'on peut,
on essaie de le garder
et d'ajouter d'autres biens
si possible.

c'est comme ça qu'une dictature
aussi fonctionne
seulement elle a soit asservi soit
détuit ses
rebuts.

nous on se contente d'oublier
les nôtres.
dans les deux cas
le vent
est fort
et glacial. 



Charles Bukowski, Avec les damnés.

BUKOWSKI, sur le bien-être

« (...) Je suis dans une très grande forme physique et spirituelle en ce moment ; auparavant ça me faisait peur, mais maintenant quand ça arrive je l'étreins comme une magnifique vierge parce que je sais que l'autre - la pute - ne tardera pas à se ramener. (...) »

Extrait d'une lettre de Charles Bukowski envoyée à Hank Malone en 1978. Correspondance 1958-1994, éditions Grasset (2005), traduction de Marc Hortemel.

Cesare PAVESE, sur le désamour

« (...) Pendant longtemps je me sentis comme écrasé, comme quand, tout petit, je m'endormais en pleurant parce qu'on m'avait battu. Je pensais à Mina et à son mari comme à deux êtres adultes qui ont un secret : un enfant ne peut que les regarder de loin en ignorant les joies et les douleurs qui composent leur vie. Je trouvai du travail pour mes longues matinées dans mon garage et peu à peu je me résignai à mesure que passait l'été. Maintenant que je suis devenu vieux et que j'ai appris à souffrir, Mina n'est plus là. »

Extrait d'une nouvelle du recueil Terre d'exil, de Cesare Pavese (traduction de Pierre Laroche).

10 décembre 2009

Laurent GANÉ : L'arrière-cour des apparences

D’abord publié sous le titre Sexualité, illusions, fantasmes et frustrations, le clin d’œil au titre original des Contes de la folie ordinaire de Bukowski était presque trop flagrant et surtout, avait tendance à induire en erreur sur le contenu de ce premier ouvrage de Laurent Gané. Ré-intitulé depuis L’arrière-cour des apparences, le nouveau titre est à la fois plus personnel à son auteur, et correspond par ailleurs plus fidèlement au contenu de ce recueil de nouvelles. Car Laurent Gané n’est pas Bukowski, il le sait, et ne cherche pas à le devenir. Ce jeune quadragénaire n’a pas le même vécu, pas la même personnalité, et il ne vit pas non plus à la même époque. Leurs regards sur le monde ont à l’évidence quelques points communs (Bukowski n’est pas un de ses auteurs de chevet par hasard), mais ce monde, en l’espace de quelques décennies, a changé, et pas en mieux.

C’est un peu le message que relaie Laurent Gané dans ce livre, où il tente – et c’est là sans doute sa ressemblance la plus frappante avec Bukowski – de cerner la vérité au plus près, en se débarrassant de l’insincérité et des faux semblants qui entravent et aveuglent trop souvent la littérature sur la réalité des choses. A travers des nouvelles pour la plupart fortement autobiographiques, Laurent Gané utilise son sens de la logique et les enseignements qu’il a tiré des lectures d’auteurs tels que Schopenhauer, Nietzsche ou encore Céline pour débusquer l’hypocrisie là où beaucoup ne voient que grandeur et beauté d’âme.

Lorsque l’écrivain nous parle d’amour, par exemple, il aborde le sujet sous un angle aussi désacralisé que possible, le sentiment amoureux est une valeur refuge sans avenir, parfaitement illusoire, semblent nous crier ses textes. Suivant les préceptes de Nietzsche – un de ses maîtres – Laurent Gané est sorti renforcé des épreuves que la vie a semées sur son chemin, il en a tiré une acuité qui tend à cruellement se raréfier dans la pensée contemporaine, un sens de la franchise, de la vérité crue qui fait tout le charme de ce premier ouvrage.

Laurent Gané cherche actuellement un éditeur, L’arrière-cour des apparences est disponible en auto-publication sur le site TheBookEdition, de même que son essai philosophique Discours sur les objectifs premiers et inconscients de l’homme. Il n’est pas inutile de mentionner que la qualité matérielle des livres fabriqués par ce site d’édition à la demande est tout à fait remarquable (couverture en carton épais, papier de bonne qualité, impression précise, reliure collée mais solide), supérieure même à celle proposée par certains éditeurs de livres de poche, et l’expédition très rapide (2 ou 3 jours).

« (…) Tout ce que j’avais entendu à propos de l’amour, du couple, de la fidélité, m’avait toujours paru pour ainsi dire être le comble de l’hypocrisie. Je disais à mes amis que tout ça ce n’était que du sexe, de l’orgueil, de la bêtise, camouflés en sentiment, et que le véritable amour c’était autre chose. (…) »


« (…) Les filles exerçaient sur moi une forte attraction, mais elles n’étaient pas vraiment intéressées par moi. Elles préféraient ceux qui étaient vides, prétentieux, idiots, hypocrites, et le plus souvent avec quelque chose de mauvais. Elles, elles les trouvaient en général originaux et différents, alors qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre, mais qu’ils savaient simplement mieux tricher. Tout cela provoquait chez moi de la frustration, un sentiment d’impuissance et de solitude, des complexes, de la jalousie, de la haine, de la culpabilité et un sentiment d’infériorité et de supériorité mélangés. Pour pouvoir me trouver une valeur, et pour pouvoir me venger, j’allais chercher une femme mieux que les autres. La seule chose que j’ai trouvée, c’est qu’il était impossible que ce monde ne nous rende pas fous, d’une manière ou d’une autre. Tout au plus pouvait-on savoir qu’on l’était. »

« (…) Elle aimait se rendre à des expositions, dans les musées. Elle voulait intégrer les milieux de la mode, de la création, de la culture, et elle attachait à mon goût un peu trop d’importance à l’argent, alors même qu’elle prétendait rechercher ce qui est subtil et fuir ce qui est vulgaire. Dans le fond, elle pensait que d’intégrer ces milieux-là lui donnerait la valeur et la confiance qu’elle n’avait pas, donc elle embellissait le tableau. Le côté aquarium à requins, elle n’en tenait pas compte. Tout ceci était assez ennuyeux, mais comme elle était mignonne, j’étais patient. C’était quelqu’un d’assez sensible, mais qui, comme l’énorme majorité des gens, se compliquait la vie avec des tonnes de principes qu’elle prenait pour des valeurs. (…) »

« (…) C’est incroyable de constater à quel point les hommes peuvent devenir angoissés dès qu’ils se mettent en couple. Ils appellent mûrir et être plus responsable le fait de s’installer avec une femme, ils appellent ça l’amour, alors que c’est surtout la peur qu’ils éprouvent de cette dernière qui les tient. La peur qu’elle parte, et qu’elle ne joue plus son rôle de mère et d’objet sexuel réunis. Et toute leur vie ne fonctionne plus et ne s’organise plus qu’autour de cette peur. C’est un comportement infantile, mensonger, et tout le monde appelle ça devenir adulte. D’autant que la grande majorité de ceux qui sont gouvernés par cette peur, avant de ce mettre en couple, avaient une attitude et tenaient des propos de grands mâles plus forts et plus malins que les autres, et qu’ils continuent généralement à se croire comme tel une fois en couple. (…) »

3 décembre 2009

BUKOWSKI, sur le mode de vie américain

« (...) Un homme devrait partir bosser à 7 heures du matin et ne devrait rentrer qu'à 7 heures du soir, épuisé. Aller à l'église le dimanche. Se taper une petite branlette dans la salle de bains. Et pas de rapports sexuels avec une femme avant le mariage ! Ce pays n'a pas d'âme : pas étonnant qu'au Vietnam ils soient incapables de flanquer une correction à une poignée de nains crevards, d'hommes, de femmes et d'enfants ! Et ce n'est pas l'aide des Russes ou des Chinois qui les a arrêtés. C'est la foutue imbécilité des garçons américains dodus qui ont vécu comme des idiots, des enfants bien nourris qui ont été élevés sans conscience, et cela depuis le berceau ! Pas étonnant qu'ils torturent l'ennemi, parce qu'au plus profond d'eux-mêmes, quelque part, ils savent qu'ils sont perdus, et infliger des atrocités à un peuple vivant et bien réel est leur seule façon de retrouver leur enfance, comme déchiqueter des fleurs, brûler des papillons, baiser et haïr tout ce qu'ils ont sous les yeux. Je n'ai jamais entendu parler d'une guerre pareille. A coup sûr nous sommes entrés dans une époque plus sombre encore que celle du haut Moyen Age ???? (...) »

Extrait d'une lettre de Charles Bukowski, adressée à son ami et traducteur allemand Carl Weissner en novembre 1966. Correspondance 1958-1994, éditions Grasset (2005). Traduction française de Marc Hortemel.

23 novembre 2009

William S. BURROUGHS : Junky

Que ce soit 10/18 ou Folio, les éditeurs n'y vont pas de main morte s'agissant des ouvrages de William Burroughs. Tous ont droit à la demi-jaquette publicitaire (dont le nom m'échappe) tape à l’œil : "CULTE!". Rien que ça. Il faut dire que les auteurs de la "Beat Generation" ont toujours le vent en poupe de nos jours, alors forcément, s'agissant d'un de ses auteurs majeurs, l'argument de vente s'impose...

Sauf que, me concernant et pour ce que j'en connais, la "Beat Generation" - ce mouvement littéraire d'après guerre épris de libertés de tout ordre - ne représente pas la panacée dans la littérature américaine du XXème siècle. J'entretiens même avec ses auteurs un ambivalent sentiment mêlant curiosité et indifférence. Curiosité pour l'intérêt que ses œuvres ont suscité en leur temps et la volonté d'affranchissement que manifestaient ses auteurs vis à vis des codes imposés par la littérature classique de l'époque, et indifférence pour les moyens mis en œuvre (stylistiquement notamment) et les thèmes de prédilection de cette génération d'écrivains, notamment la musique bebop (chère à Kerouac), la frime et la drogue (chère à tout ce petit monde).

Avec un titre pareil, forcément, le premier roman de Burroughs n'était à priori pas franchement fait pour moi. Et le fait est qu'il n'y parle pour ainsi dire que de came, mais je tenais à découvrir cet auteur dit culte pour savoir de quoi il retournait, et d'autre part, il s'agit probablement du roman le plus lisible de son œuvre, Le festin nu me paraissant - de réputation - assez... difficile d'accès, dirons-nous.

Stylistiquement, Junky se veut effectivement tout ce qu'il y a de plus sobre, Burroughs raconte ses années de dépendance à la morphine puis à l'héroïne dans un style simple et dépouillé, bien éloigné de ses considérations futures. Pour appuyer ses convictions, l'auteur y va d'arguments péremptoires à tout va, et c'est à mon avis la principale faiblesse du roman. Ainsi, Burroughs martèle ses vérités, qu'on ne devient pas dépendant à la came dès les premières injections, que la cocaïne n'engendre aucune dépendance, que ceci, que cela, etc... Bref, je suis ignare en la matière, mais toutes ces vérités me semblent quand même un minimum contestables, au moins sur la portée universelle dont les enrobe Burroughs. Mais là n'est pas vraiment le sujet, ni même l'intérêt de ce roman, qui n'en est pas dépourvu.

L'aspect sociologique de ce récit en est la principale richesse, il donne un éclairage sur la politique menée dans les années d'après guerre aux États-Unis à l'encontre de la drogue et des drogués, ou du moins, sur la manière dont Burroughs l'a interprétée (ses propos sont corroborés par le point de vue de son ami Allen Ginsberg dans la préface du livre, qui cite même des références bibliographiques attestant ses propos). Politique ultra-répressive d'un gouvernement dépassé par les évènements et en proie à la panique de voir ses valeurs morales s'envoler dans un délirium tremens collectif, confiée à des services de police dont la probité semblait toute relative.

Autre singularité de ce livre, le regard méprisant de Burroughs sur la communauté homosexuelle de l'époque - ce qui peut sembler paradoxal de la part d'un écrivain lui-même homosexuel - dont il fustige le comportement social plein de préciosité, d'artifices, et de vide.

Pour conclure avec la réputation sulfureuse de Burroughs et le scandale qui accompagna la première publication de Junky, elle me semble s'être bien étiolée avec le temps. L'auteur reste notamment tout ce qu'il y a de plus sage avec le tabou américain ultime, sa sexualité est à peine évoquée, ou avec une pudeur extrême. Tout comme le meurtre (accidentel) de sa femme quelques années plus tôt, que ce roman autobiographique élude totalement. Les lecteurs en quête de scandales en seront pour leurs frais, mieux vaut les prévenir.

21 novembre 2009

BUKOWSKI, sur la pauvreté

« (...) Ce qu'il a voulu me faire comprendre c'est qu'il a un boulot qui paie 200 $ par semaine et que pour telle ou telle raison IL N'ARRIVE PAS A JOINDRE LES DEUX BOUTS ! Je lui ai répondu que j'avais très peu de compassion pour ce type de pauvreté, que cent soixante millions d'habitants sur 180 vivaient de cette manière dans ce pays. Je pense qu'avoir besoin de se nourrir et ne pas pouvoir y arriver, avoir besoin d'un toit pour se reposer et n'avoir que des bancs publics, la rue, le froid et la pluie, n'a rien à voir avec ce type de pauvreté. Parce que pour moi un homme qui a besoin de 2 bagnoles, de plusieurs télés, et de 12 paires de chaussures pour sa femme n'est que le représentant d'une variante plutôt laide d'avarice et ne fait que taire un autre besoin. (...) »

Extrait d'une lettre de Charles Bukowski à Jon et Louise Webb (ses premiers éditeurs), datée du 28 mars 1963 (Correspondance 1958-1994, éditions Grasset, 2005)

18 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD, sur l'amour (florilège)

« Chacun a son adorée, chacun la trouve la plus belle, chacun débite sa romance, chacun est persuadé d'avoir en elle un objet sans pareil pour le plaisir, chacun voit l'éternité dans son amour. Le sage, lui, se dit qu'il est certes agréable d'aimer, également d'être aimé ou de croire l'être, mais que si ce n'eût été celle-ci et par celle-ci, c'eût été celle-là et par celle-là, qu'il n'y a donc pas lieu de s'echauffer, d'attester les cieux et les enfers, d'exagérer son bonheur ou son malheur, mais de jouir de la musique tant qu'elle joue et tant qu'on peut jouer. »
 
« La plupart des liaisons sont faites de "laissés pour comptes" qui se rencontrent et trompent ensemble leurs regrets. »
 
« Pour être aimé, il faut ne pas aimer ou savoir cacher son amour. C'est une vérité qui n'a pas fini d'être vraie. »

« On aime moins quand on se sait aimé, comme on se prend à aimer davantage quand on découvre qu'on l'est moins qu'on s'imaginait. »
 
« L'amour est souvent une partie où chacun des deux joueurs, tour à tour, croit qu'il va perdre et se hâte de corriger son jeu. »

« On n'est jamais si amoureux qu'on croit l'être. »
 
« L'amour, sans la jalousie, n'est pas l'amour. »
 
« Il y a une jouissance dans les ruptures, si on ne se laisse pas prendre par la pitié. »

« La jalousie est le signe du manque de fatuité, du sens critique, de l'intelligence en amour. Un sot vaniteux n'est jamais jaloux. »

« Les femmes n'attachent aucun prix à l'homme fidèle. Elles n'ont pour lui, dans leur for intérieur, que pitié et raillerie. C'est l'homme qui les trompe (donc homme à succès), qui les intéresse et auquel elles tiennent. »

« L'amour lui-même est une forme de l'intérêt. La Rochefoucauld l'a oublié. Nous n'aimons que pour les agréments que nous trouvons dans notre amour. Si on nous quitte et que nous souffrons, ce n'est que pour la privation de ces agréments. Voyez les résultat de la cessation de tous rapports sexuels entre conjoints ou amants continuant à vivre ensemble : indifférence complète. La jalousie également n'a pas d'autre objet que de voir un autre jouir des agréments auxquels nous tenions. On ne penserait pas à être jaloux d'une maîtresse qui nous quitterait pour entrer au couvent. Tout ce qu'on dit d'autre sur ce sujet est phrases pour les niais. »

« Cette immense saloperie morale et physique qui s'appelle l'amour... Elle a bien des charmes ! »

Ces aphorismes et réflexions sont tirés de Propos d'un jour, de Paul Léautaud (éditions Mercure de France).

16 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Propos d'un jour

Les 3 lecteurs de ce blog vont friser la crise de foie, mais à rencontre littéraire exceptionnelle, pas de réaction timorée envisageable. Et puis surtout, je tiens à réagir à chaud à ces lectures, de manière à les survoler le moins possible.

Publié pour la première fois en 1947, mais rédigé essentiellement dans les années 1920 et 1930, Propos d'un jour se découpe en quatre parties compilant aphorismes, notes et réflexions diverses de cet écrivain à l'esprit critique impitoyable.

L'amour* y tient une large part (la première partie y est exclusivement consacrée), et comme à son habitude, Léautaud traite le sujet sans complaisance, son sens de la formule et son mépris des convenances sont mis au service d'idées qui en outreraient encore plus d'un, intoxiqués que nous sommes par le romantisme putassier de l'art dramatique (ou pire : la télévision et ses effusions de larmoiements sur commande) et une très haute estime de la nature véritable des hommes. Léautaud, lui, ne s'acoquine pas avec ce qu'il désigne comme le "commerce spirituel". C'est d'ailleurs ainsi qu'il ouvre le chapitre :

"L'amour, c'est le physique, c'est l'attrait charnel, c'est le plaisir reçu et donné, c'est la jouissance réciproque, c'est la réunion de deux êtres sexuellement faits l'un pour l'autre. Le reste, les hyperboles, les soupirs, les "élans de l'âme" sont des plaisanteries, des propos pour les niais, des rêveries de beaux esprits impuissants. (...)"

Les deux parties suivantes réunissent des notes écrites par l'auteur entre 1927 et 1938, les premières issues de son Journal littéraire (Notes retrouvées), les secondes (Marly-le-Roy et environs) des différentes revues auxquelles Léautaud a collaboré. Les thèmes abordés y sont variés, l'amour y revient parfois, mais l'écrivain réfléchit également beaucoup à l'écriture (voir citations), à la sienne comme à celle de ses confrères, des réflexions souvent très intéressantes sur la place de la vérité dans l'écrit. Léautaud traite également dans ces deux parties des faits de société (il dénonce notamment le patriotisme imbécile des peuples toujours prompts à se battre, rit d'un système éducatif qu'il juge plus préoccupé à formater les esprits qu'à les instruire, etc...), réagit à des évènements politiques, et autant dire que ses propos parfois haineux (l'écrivain préconise à une ou deux reprises le recours à l'eugénisme) en indigneront encore une fois quelques uns.

Mais ces sujets polémiques amènent à se questionner sur le rôle de l'écrivain et surtout sur la conduite à tenir par lui vis à vis de son œuvre. Les idées interdites au nom d'une certaine idée de la dignité humaine doivent-elles être réprimées ou exprimées par les penseurs ? Autrement dit, la littérature doit-elle s'aligner sur tout autre mode d'expression en privilégiant l'insincérité et le compromis ? Léautaud répond à cette question, d'abord ironiquement avec la dernière partie du livre (Gazette d'hier et d'aujourd'hui) où l'écrivain s'est amusé à jouer le jeu de dupes de ses méprisants détracteurs en composant quelques aphorismes parfaitement dans l'air du temps, mais surtout courageusement, en assumant chacune de ses idées tout en reconnaissant qu'"il n'est pas de sentences, de maximes, d'aphorismes, dont on ne puisse écrire la contre-partie." Une manière de démontrer qu'il est impératif de remuer les idées - et toutes les idées - sans entrave si l'on veut examiner avec rigueur et pertinence tout sujet de réflexion ; une exigence intellectuelle à laquelle, incontestablement, Léautaud n'a cessé de se plier sa vie durant.


(*) Voir citations sur ce thème.

15 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD, sur l'écriture

« Ce qui fait le mérite d'un livre, ce ne sont pas ses qualités ou ses défauts. Il tient tout entier en ceci : qu'un autre que son auteur n'aurait pu l'écrire. Tout livre qu'un autre que son auteur aurait pu écrire est bon à mettre au panier. »

« Écrire, si exact qu'on soit, si éloigné du "beau style", qui déforme tout : les sentiments en les faisant plus heureux ou plus désespérés, les couleurs plus éclatantes ou plus sombres, c'est mentir. C'est tout au moins fausser plus ou moins. Si naturel qu'on soit, si fortement qu'on tende à l'être, les mots entrainent les phrases. L'écrivain le plus véridique, son récit terminé, s'aperçoit qu'il est d'un ton au-dessus ou d'un ton au-dessous. Que cela devient-il quand il s'agit de critique, et que l'amitié ou seulement la sympathie - ou la détestation ou seulement l'antipathie, - ou encore la basse malignité, font leur oeuvre. J'ai publié Passe-Temps. Les uns l'ont porté, et moi en même temps, aux nues. D'autres l'ont ravalé, et moi en même temps, au rang de rien. Excès des deux côtés. Je me connais et je connais ce que je fais. Une honnête moyenne entre ces deux extrêmes, voilà le vrai. »

« Très jolies les scènes d'amour dans les romans quand les deux amants, au bout de leurs serments et de leurs désirs, se confondent l'un dans l'autre. On ne nous dit jamais rien du petit désordre humide qui suit l'étreinte, de la petite malpropreté qui survient et de l'embarras qui en résulte. Toujours la rhétorique à la place de la vérité. »

Notes extraites de Propos d'un jour, de Paul Léautaud (1947, Mercure de France)

14 novembre 2009

BUKOWSKI : 40 000 mouches

déchirés par un tourbillon
on se remet ensemble

vérifie les murs et le plafond à la recherche des fissures
et des éternelles araignées

se demande s'il y aura encore une autre
femme

et maintenant 40 000 mouches courent sur les bras de mon
âme
et chantent
j'ai trouvé un bébé d'un million de dollars
dans une boutique à
5 et 10 sous

les bras de mon âme ?
des mouches ?
qui chantent ?

qu'est-ce que c'est que ces
conneries ?

c'est si facile d'être un poète
et si dur d'être
un homme.



Charles Bukowski, Jouer du piano ivre comme d'un instrument à percussion jusqu'à ce que les doigts saignent un peu (traduction française de Michel Lederer / 1992)

Paul LÉAUTAUD, sur la déontologie

« Je pense à tous ces gens (que je connais), qui n'en pensent pas moins sur tout ce qui se passe, tout ce qu'ils voient ou connaissent, qui ont commencé par se taire par intérêt, et qui ont pris ainsi l'habitude d'être muets, et sont devenus ainsi de véritables eunuques de l'esprit. Ils ont remplacé l'honneur par la Légion d'honneur. »

Note extraite de Propos d'un jour de Paul Léautaud, publié au Mercure de France (1947).

13 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Amours

En littérature, l'imaginaire est - me semble-t-il - souvent porté au pinacle, on est émerveillé devant l’œuvre des grands romanciers du XIXème siècle, si talentueux à recréer des univers, capter des atmosphères, pointer des réalités propres à un milieu social au travers des histoires mettant en scène des personnages fictifs aux profils psychologiques complexes et réalistes. Face à eux, les écrivains s'inspirant de leur quotidien pour écrire sembleraient vite avoir la tâche facile, et pourtant, rien n'est à mon sens plus difficile que parler de soi-même de manière authentique. Essayez donc de vous regarder droit dans les yeux. Pas simple, non ?

Paul Léautaud a, depuis ses débuts en littérature, uniquement fait cela. Par le biais de son journal intime, il a archivé jour après jour les évènements rythmant son quotidien, des faits en apparence  insignifiants de sa vie aux évènements l'ayant le plus marqué. Léautaud écrivait donc dans l'instantané. La plupart du temps, du moins. Car avec Amours - court roman écrit en 1906 - l'écrivain alors âgé de 34 ans se replongeait dans la fin de son adolescence, ses premiers émois amoureux, sa relation conflictuelle avec son père et sa belle-mère... Le livre est majoritairement consacré à Jeanne Ambert, celle qu'il désigne dès les premières lignes comme son premier amour. Une jeune fille de quelques années son aînée, sœur d'un camarade de Courbevoie avec qui Léautaud avait pris l'habitude de faire le trajet qui le menait à Paris où il travaillait.

Ce court roman laisse entrevoir le cheminement de la misanthropie de son auteur, ainsi que son rapport aux femmes et même à la patrie (son service militaire écourté). Léautaud est certes entouré de quelques camarades, et principalement de Léon Ambert, mais on ne peut réellement parler d'amitié dans la mesure où l'écrivain instaure très vite une distance entre lui et ses semblables, qu'il juge tantôt superficiels (Léon), tantôt mal dégrossis (ses anciens camarades de classe). Son rapport à l'amour tend en revanche à changer au fil du récit, et de l'évolution de sa liaison avec Jeanne semble naître toute la méfiance qu'il manifestera sa vie durant à l'égard du sentiment amoureux. Sa romance évoluera sous les traits plus prosaïques d'un besoin d'amour physique (la seule forme d'amour réelle selon Léautaud). Besoin qu'il continuera du reste à satisfaire dans une infidélité consentie après que Jeanne lui ait trouvé un remplaçant plus fortuné pour l'entretenir.

" (...) J'ai toujours été dans mes relations ce que je suis comme amoureux. Je ne me suis jamais forcé, je n'ai jamais cherché à être plus aimable que je ne peux. Le monde est si drôle, cependant, que j'ai toujours conquis, et d'une façon assez importante, la sympathie des gens à qui j'ai permis de me connaître. Il m'arrive même souvent d'en être étonné à l'extrême, tant j'y ai peu pensé, et me suis peu fatigué. Encore un qui m'adore, me dis-je alors avec attendrissement. Nous verrons ce que cela durera. Et naturellement, je n'en vois jamais la fin, tant il est vrai que l'habitude est une seconde nature. Au contraire, les gens qui ne m'ont vu qu'une fois ou deux, ou qui ne me voient qu'en passant, ceux-là font les difficiles, me trouvent brusque, déplaisant, sauvage, un individu à ne pas voir, en un mot. Citerais-je l'exemple de ma mère, qui m'a bien vu en tout huit jours dans sa vie ? Pas moyen de me faire apprécier, avec elle, et à chaque fois que nous nous sommes vus, ce n'a été que pour attendre davantage avant de nous revoir. (...)"

" (...) L'amour honnête, l'amour pur, le contraire de l'amour, n'est-ce pas ? (...)"

" (...) Tout est si bon, quand on commence, regardant droit devant soi, toute la vie ! et l'on se fripe si rapidement. On ne fait plus guère que recommencer, en se montant le coup de son mieux, l'imprévu et la nouveauté n'y étant plus. (...)"

" (...) J'étais resté ni bien ni mal avec mon père, chaque dimanche j'avais son billet, et nous allions à la Comédie, ayant chaque fois les deux mêmes fauteuils de balcon, les premiers près de la scène. Ai-je assez formé mon esprit, là, presque chaque dimanche, pendant près de deux ans, à écouter tant de superbes âneries, débitées d'un air et d'un ton si faux et si bêtes, par les grands artistes que l'on connaît. Il en a été de tous ces spectacles, heureusement, comme de tous ces grands livres que j'ai lus pendant si longtemps : ils n'ont servi qu'à renforcer petit à petit mon goût exclusif et passionné pour moi-même. (...)"

12 novembre 2009

Henry MILLER, sur l'Amérique et le progrès

« (...) Imaginez maintenant, tandis que le rideau tombe, que le temps est magnifique, l'air embaumé, et que de la baie voisine monte l'odeur des coquillages. Vous vous promenez sur le littoral de l'Atlantique avec votre complet de ciment et vos chaussettes à talons d'or - et voilà le grondement de Chop Suey qui vous arrive aux oreilles. Les bougies d'allumage flamboient sur la Great White Way. Les lieux d'aisance sont ouverts. Vous essayez de vous asseoir sans froisser le pli de votre pantalon. Assis sur le pur asphalte, vous laissez les paons vous chatouiller le larynx. Les ruisseaux roulent du champagne. La seule odeur est celle des coquillages qui vient de la baie. C'est un beau jour embaumé et toutes les radios marchent à la fois. Vous pouvez en avoir une attachée au croupion - pour un tout petit peu plus cher. Vous pouvez la brancher sur Manille ou Honolulu tout en marchant. Vous pouvez avoir de la glace dans votre eau frappée ou vous faire enlever les deux reins à la fois. Si le tétanos vous cloue la gueule, vous pouvez vous faire mettre un tube dans le rectum, et croire que vous manger. Vous pouvez avoir tout ce qu'il vous faut au doigt et à l’œil. C'est-à-dire, si c'est un beau jour embaumé et si l'odeur des coquillages vous arrive de la baie. Parce que pourquoi ? Parce que l'Amérique est le pays le plus grandiose que le bon Dieu ait jamais fabriqué, et si vous n'aimez pas ce pays vous pouvez foutre le camp et retourner d'où vous venez. Il n'y a rien au monde que l'Amérique ne veuille faire pour vous si vous le demandez poliment. Vous pouvez vous asseoir sur la chaise électrique et pendant qu'on fait passer le jus vous pouvez lire tous les détails de votre propre exécution. Vous pouvez regarder votre image, assis sur la chaise électrique, tout en attendant l'exécution.
Spectacle permanent du matin jusqu'à minuit. Le plus beau, le dernier cri. Si beau, si dernier cri qu'il exaspère en vous la solitude et le désespoir. (...) »

Extrait du recueil de nouvelles Printemps noir, de Henry Miller (1933/1934) - Traduction de Henri Fluchère, pour les éditions Gallimard (1946).

11 novembre 2009

Paul LÉAUTAUD : Le petit ouvrage inachevé

Bien avant de le lire, c'est d'abord la personnalité de Paul Léautaud qui attirait mon attention. Dépeint comme un misanthrope qui comblait son dégoût des hommes par une tendresse et une bienveillance sans limites envers les animaux, l'écrivain consacra une grande part de son temps  et l'essentiel de ses modestes revenus à ceux qu'il considérait davantage comme ses semblables que n'importe quel bipède. De sa maison de Fontenay-aux-Roses, il fit un refuge où chats et chiens trouvèrent au fil du temps un confort de vie que Léautaud se refusait à lui-même. De cet attachement singulier naquirent nombre de textes que Léautaud avait retiré de son célèbre Journal littéraire - l’œuvre de sa vie, un journal intime tenu de 1893 à sa mort en 1956 - et dont le contenu finit par être rassemblé dans Bestiaire, un ouvrage débordant de tendresse, mais qui après quelques dizaines de pages un peu répétitives, finit par me tomber des mains.

Hormis les animaux, l'un des thèmes littéraires favoris de Léautaud était les femmes. De nombreux ouvrages y sont consacrés, compilant les différentes périodes de la vie amoureuse ou plutôt sexuelle de l'écrivain, car c'est bien plus sous cet angle que le sujet est abordé. Léautaud se refuse à tout sentimentalisme, lui qui s'interdisait tout compromis et écrivait sans se soucier du qu'en-dira-t-on ne se perd pas dans les méandres de l'idéalisation du sentiment amoureux, il décrit ses relations intimes de manière quasi chirurgicale, et c'est justement à travers cette froideur apparente que finit par percer sa sensibilité dans toute son authenticité. Car bien qu'il s'en défende, il apparaît au fil des lignes une vie amoureuse qu'il manie certes avec une infinie précaution, mais qui, indiscutablement, l'a réellement et même ardemment animé.

Le petit ouvrage inachevé se consacre aux deux dernières femmes de sa vie, d'abord Anne Cayssac, trublion érotique qui fera bouillonner la vie sexuelle et sentimentale de Léautaud durant une vingtaine d'années. Comme toujours loin des conventions morales, l'écrivain semblait lui vouer un profond respect pour son vice et son appétit sexuel, et les jeux érotiques auxquels il se livra avec elle apparaissent comme des références absolues lorsque la toute dernière femme de sa vie, Marie Dormoy (à qui on doit bon nombre de publication posthumes de Léautaud, dont celle-ci), apparaît dans sa vie. Ce petit ouvrage brouillon, passant de l'une à l'autre de ses maîtresses sans souci chronologique ou narratif, instaure, si ce n'est une hiérarchie, une comparaison permanente entre les deux femmes. Comblé sexuellement par l'une, et sentimentalement par l'autre ? Il est difficile de se forger un jugement tranché, ce qui est certain, c'est que l'une comme l'autre a marqué la vie de l'écrivain, et lui a par la même occasion inspiré quelques formules pleines d'inspiration sur l'amour et l'idée que l'on peut s'en faire en le regardant sans trop de complaisance.

" (...) On peut adorer une femme, cela n'empêche pas de penser qu'elle est une créature humaine, et, comme telle, capable de toutes les actions, peut-être surtout les mauvaises. De là me sont venus beaucoup de mes mécomptes en amour, de cette méfiance, de ce jugement toujours intact, mêlés à tant de passion. Je l'ai déjà dit : les femmes veulent être admirées et je n'admire point les femmes. (...)"

" (...) Je ne démarrais pas de mon affirmation : sans la jalousie, pas d'amour vrai, ajoutant au surplus qu'il y a bien rarement jalousie sans cause. (...)"

" (...) Quand elle me parlait de sa gratitude, de sa reconnaissance pour tout ce qu'elle lui doit à cet égard - j'en ai vu de sa part des témoignages écrits, qui ne m'ont jamais été agréables, si fou que ce puisse être - je cherchais - la reconnaissance est un sentiment qui m'étonne un peu toujours - ce qu'il pouvait y avoir de plus ou moins complètement et uniquement vrai dans ces mots, sans rien d'une autre nature, qu'aujourd'hui, du reste, que je la connais mieux, femme trop peu passionnée pour que les plaisirs de l'amour puissent pour elle créer un lien un peu profond, un peu durable. Les femmes n'ont pas les souvenirs que nous gardons - ou les ont moindres - , elles sont amoureuses dans le moment. Je crois bien être dans le vrai en écrivant cela, et pour elle, si peu démonstrative, elle me paraît bien ne voir dans un homme que l'instrument de son plaisir, sans rien en elle après. (...) "

" (...) Comme la jalousie peut aussi rendre moral ! Ce que je trouve tout naturel, délicieux, entre elle et moi, m'apparaissait, surtout de sa part, à son âge, avec un homme de soixante ans, dépravé, pervers, presque répugnant. Je trouvais aussi dans les caresses, de sa part, quelque chose de plus vicieux, de plus sensuel, de plus amoureux (et mon erreur était grande, j'eus à l'apprendre par la suite, si toutefois elle a dit vrai) que si elle se fût donnée réellement par la sorte de plaisir un peu bas que ces caresses comportent pour chacun des amants à voir l'autre en pareille posture. Je me dressai, déchiré, la pris par une épaule, dans une légère violence, lui faisant moqueusement compliment en termes vifs : « Tu étais une jolie... » en même temps la couvrant de baisers, repris d'un ardent désir d'elle. « Tu vois, me dit-elle tristement. Tu veux toujours savoir, je te réponds et tu es malheureux. »
Je dois l'avoir joliment blessée, et déçue (elle se contenta de répondre : « Je sais ! ») le jour qui n'est pas loin, nous étions allés ensemble voir au théâtre une de ses amies, que, revenant une fois de plus sur ce qu'est devenue notre liaison et lui disant que je ne conçois pas des relations entre un homme et une femme sans l'amour, je lui dis : « Je n'ai besoin de commerce spirituel avec personne. » Ce qui est la vérité. Il n'y a jamais rien eu d'intellectuel dans mes amours. J'ai toujours ri dans ma vie des gens qui dédient leur ouvrage à leur femme. (...) "

4 septembre 2009

Pedro Juan GUTIERREZ : Trilogie sale de La Havane

Ce premier livre du Cubain Pedro Juan Gutiérrez n'est pas réellement un roman, ni même un recueil de nouvelles, il y a bien un lien entre la plupart des textes courts qui le composent, et un ordre chronologique, mais chaque texte peut facilement être lu indépendemment des autres. Gutiérrez y décrit la vie à La Havane dans les années 90, et plus exactement sa vie. Celle d'un quadragénaire dont le seul but est de survivre dans la misère d'un pays exsangue ravagé par des décennies de castrisme et d'embargo économique. Dans le Cuba que dépeint Gutiérrez, le fait est que tout manque à la population : nourriture, eau courante, médicaments, tout, excepté le sexe. Autant dire que la gaudriole occupe une bonne partie des pensées de Gutiérrez, entre deux combines ou boulots ingrats et éreintants pour gagner les quelques pesos qui lui permettront de survivre jusqu'au lendemain. C'est un peu le sport national à La Havane, semble-t-il, entre les pauvres diables qui s'astiquent sur la plage en scrutant les mieux lotis qu'eux s'envoyer en l'air en duo à la nuit tombée, et les cavaleuses cherchant à soutirer quelques dollars aux touristes en échange de leurs charmes, le sexe est partout, c'est un peu l'oxygène des miséreux, l'un des rares plaisirs encore autorisés.

Une grande part de la force de Gutiérrez tient dans sa capacité à raconter sa vie âpre sans jamais s'apitoyer sur lui-même, sans chercher la compassion dans l'oeil du lecteur, et c'est l'un des traits communs qu'on peut lui trouver avec Bukowski. Pour tout dire, bien des choses rappellent l'écrivain américain dans le style de Gutiérrez ; outre ce détachement, cette légèreté étonnante, la prose du Cubain est manifestement très influencée par Bukowski (qu'il cite d'ailleurs furtivement dans un de ses textes), bien plus à mon sens que Henry Miller, à qui le quatrième de couverture le compare. La référence est pour moi indéniable, et en même temps, elle ne prend pas des accents de plagiat, on sent un Gutiérrez à l'aise dans le style, sincère, authentique. Ce ton est le sien, il ne paraît pas chercher à faire du Bukowski, et s'en distingue même à certains moments, comme lorsqu'il évoque le semblant de spiritualité - héritage d'une culture où la religion et les superstitions sont encore bien ancrées dans le quotidien des gens - qui l'anime encore par instants, assez mollement il est vrai, mais dont on ne trouve pas la moindre trace chez Bukowski. Bref, il ne s'agit pas d'un ersatz, mais bien d'un auteur à part entière, de la trempe de ceux - devenus rares - qui portent un regard sans complaisance sur leur vie, leurs motivations réelles, leur personnalité, capables d'aborder tous les sujets - et surtout les plus intimes - sans tabou. Un des plus intéressants écrivains contemporains vivants avec Dan Fante, à mon avis.



"(...) En plus de vingt années de travail dans la presse, je n'ai jamais pu écrire une ligne qui ne soit pas une offense à mes lecteurs. Même pas un minimum de respect pour l'intelligence d'autrui, non. J'ai toujours été forcé de faire comme si j'étais lu par des imbéciles auxquels il fallait injecter de force des idées dans le cerveau. Mais j'étais en train d'abandonner tout ça, d'envoyer au diable la prose élégante et mesurée, celle qui évite tout ce qui pourrait ressembler à une atteinte à la morale et aux bonnes manières. Le respect, je n'en pouvais plus. Et faire sans cesse bonne mine : souriant, poli, bien habillé, rasé de près, fleurant l'eau de Cologne, la montre toujours à l'heure... En se répétant que c'est immuable, que c'est pour la vie. Mais non. Ce que j'apprenais, à cette époque, c'est que rien n'est pour la vie. (...)

"A l'époque, j'étais un type poursuivi par la nostalgie. Je l'avais été depuis toujours et je ne savais pas comment me débarrasser de mes souvenirs pour vivre enfin tranquillement.
Je n'ai pas encore appris. Et je doute que j'apprenne un jour. Mais j'ai compris au moins une chose : on ne peut pas se débarrasser de la nostalgie, parce qu'on ne peut pas se débarrasser de la mémoire. On ne peut pas tirer un trait sur ce qu'on a aimé, c'est impossible. Ca vous reste à jamais. Vous désirez sans cesse revivre les bons moments, tout comme oublier et détruire le souvenir des mauvais. Effacer les saletés que vous avez commises, abolir la mémoire des personnes qui vous fait du mal, rejeter les chagrins et les périodes de tristesse.
La nostalgie fait donc totalement partie de la condition humaine et la seule solution est d'apprendre à vivre avec. Et peut-être, par chance, cessera-t-elle d'être quelque chose de triste et de déprimant pour devenir une petite étincelle qui nous fait redémarrer, nous pousse à nous consacrer à un nouvel amour, à une nouvelle ville, à une nouvelle époque. Meilleurs ou pires, on n'en sait rien et peu importe. Différents, c'est sûr. Et c'est ça que nous cherchons tous, jour après jour : ne pas gaspiller notre vie dans la solitude, rencontrer quelqu'un, nous engager un peu, fuir la routine, goûter notre petite part de fête. (...)"

"(...) La seule chose que je puisse déjà dire, c'est que les rêves sont une vaste fumisterie. Nous, les humains, nous devrions les rejeter, les rêves, poser les pieds au sol et déclarer : « Putain, là d'accord ! Là, je suis bien ancré. Les tempêtes peuvent toujours venir. » C'est la seule manière de parvenir au bout sans trop de naufrages et sans faire eau de toutes parts, ou disons au moins avec seulement un peu d'eau sale dans la sentine. (...)"

"(...) J'étais heureux, alors, sauf que je ne l'ai jamais su. On n'a conscience de sa chance que quand elle vous quitte. (...)"

"(...) Le pauvre, ou l'esclave - c'est du pareil au même - , ne peut pas se permettre d'avoir des principes moraux trop complexes, ni de se montrer trop exigeant sur le plan de la dignité. Autrement, il mourra de faim. « Si tu me donnes rien qu'un peu, ça me suffit et je t'aime », voilà tout. En général, les femmes assimilent ça dès l'enfance et s'arrangent avec. Mais nous, les hommes, il faut qu'on complique les choses avec la révolte, la rectitude morale, ce genre de grands mots. Et à la fin on comprend aussi, juste un peu plus tard qu'elles. (...)"

"(...) les bourgeois ne comprennent rien à rien. C'est pour ça qu'ils ont peur de tout, qu'ils veulent sans cesse savoir ce qui est bien et ce qui est mal, et comment on peut corriger ci, et comment on peut empêcher ça. Tout est anormal, pour eux. Ca doit être terrible, d'appartenir à la classe moyenne et de vouloir tout juger de l'extérieur, de loin, sans risquer son cul. (...)

"(...) Finalement, c'est comme ça qu'on vit, par petits bouts qu'on emboîte les uns aux autres, à toutes les heures, jour après jour, à chaque étape, à empiler les gens d'ici ou là en soi. Et pour terminer on se retrouve avec une existence en forme de casse-tête chinois. (...)"

" Dans ma vie, il n'arrive jamais à tenir, ce satané triangle que forment l'amour, la santé et l'argent. L'amour est un mensonge, le fric un oiseau volage et la santé se détruit en une minute. (...)"

"(...) il'époque était différente, il y a quarante ans : chacun avait son emploi et en vivait. J'ai l'impression qu'alors les gens savaient quelle était leur place et s'y tenaient, sans avoir tant d'ambitions, sans trop se compliquer la vie. Aujourd'hui, au contraire, ça part dans tous les sens. Personne n'a l'air de connaître ses limites, ni ses devoirs, ni ce qu'il veut vraiment, ni la direction à prendre, ni l'endroit où il est. Tous, nous errons à la poursuite de l'argent, désespérés, nous sommes prêts à n'importe quoi pour gratter quelques pièces puis nous passons à une autre combine, et encore à une autre. En fin de compte, tout ce à quoi nous sommes arrivés, c'est à une grande confusion d'individus qui se disputent et se battent entre eux. (...)"

3 août 2009

Pedro Juan GUTIERREZ, sur la solitude

« (...) on ne choisit pas d'être seul : on se retrouve dans cet état peu à peu, et alors il n'y a plus d'issue. Sinon résister. Vous entrez dans cette immense plaine désertique et vous ne savez plus quoi faire, tout connement. Souvent, vous vous dites que le mieux est de vous enfuir, vers un autre pays, une autre ville, ailleurs. Mais vous n'y échappez pas pour autant. D'autres fois, vous décidez que vous vous préoccupez trop de vous-même et de votre fichue solitude, qui empire chaque fois que vous vous retrouvez dans le silence et l'isolement : bon, il est temps de passez à l'action, vous pensez, et vous sortez de votre trou, vous allez chercher un ami, ou une femme qui vous donnera un peu de sexe, ou je ne sais qui, n'importe qui pour rompre la solitude car vous n'ignorez pas qu'une fois dans cet état le rhum et l'herbe vous dépriment encore plus. Un peu de sexe, alors. Et sinon, au moins un ami. (...) »

Pedro Juan Gutiérrez, extrait de Trilogie sale de La Havane (1998), éditions 10/18.

30 mai 2009

Cioran, sur l'écriture

« Quand on se refuse au lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon écrire pour dire exactement ce qu'on avait à dire ? »

De l'inconvénient d'être né, de Emile Michel Cioran (Gallimard / Folio, 1973)

29 mai 2009

Guillaume CLÉMENTINE : Le petit malheureux

Depuis le temps que je voulais parler de ce bouquin, j'ai peur d'en oublier un peu en cours de route. Je me contenterai donc de le survoler en attendant une relecture qui sera tout sauf supplicière. Je parlais dans le précédent article de ce que j'attendais d'une lecture, et je peux dire que Guillaume Clémentine a su avec ce premier et unique roman me l'apporter sur un plateau. Je ne sais pas si j'ai l'esprit de contradiction, mais les success stories censées faire rêver et donner l'exemple à suivre, les héros bravant tous les dangers pour vaincre l'adversité, bref, les battants et autres winners m'emmerdent, et je leur préfère de loin les losers, paradoxalement beaucoup plus riches, d'enseignements. Et avec Le petit malheureux, je suis servi. Pas besoin de chercher bien loin d'où l'auteur tire l'inspiration de son personnage. Ce jeune RMIste parisien des années 90, c'est (c'était ?) l'auteur lui-même, et c'est précisément ce vécu qui ressort avec flamboyance dans ce court roman aux racines clairement nihilistes. Qui de plus pertinent qu'un marginal glandeur pour pointer du doigt les égarements de la normalité ? Par définition, le glandeur prend le temps de vivre et sait donc généralement observer, et dans l'art de l'observation et de la remise en cause des préceptes fondateurs de la société, Guillaume (le narrateur) est passé maître. Il égratigne tout et tout le monde - y compris lui-même - dans un style finement ouvragé, teinté d'un cynisme naturel, alerte et drôle. Il dépeint une société déboussolée où chacun s'évertue à brasser de l'air sans raison. Et à ce jeu, le jeune père de famille bien intégré socialement parait bien aussi mal engagé que l'asocial invétéré.

"(...) Et puis, un jour, on a tous mis la tête dans la tapette à rats. Comment met-on la tête dans la tapette à rats ? C'est très simple et très banal à la fois. Une vieille rengaine qui existait déjà avant J.-C., il suffit de rajouter des fax, des bagnoles et des digicodes, c'est la première à droite en sortant de vos vingt ans, vous pouvez pas vous tromper.
Alors voilà : vous trouvez un matin dans la salle de bains une brosse à dents qui n'est pas la vôtre. Puis vous donnez les clefs de chez vous à celle qui vous a choisi. Vous comprendrez d'ailleurs assez vite qu'on ne dit plus « chez vous », mais « chez nous ». Le processus d'aliénation se poursuit en général par l'achat d'un animal domestique, un chat si possible, le chat étant une métaphore rassurante de la liberté qu'on vous laisse : la liberté contrainte par les murs.
Vous pourrez toujours vous réfugier pour lire aux chiottes, la nouvelle Zone NoNo.
Le but de votre moitié ? Vous forger à tout prix des racines communes. La conscience de ces racines communes vous donnera le sentiment rassurant d'appartenir à une communauté organique, même réduite à la plus simple expression. Un tel sentiment vous donnera inévitablement le sens du devoir et des responsabilités que vos parents vous ont déjà inculqué, mais que vous avez su oublier, mettons entre quinze et vingt ans, quand vous aviez des rêves. Le processus d'aliénation se terminera inévitablement par la venue d'un enfant, sauf si vous êtes un créateur, auquel cas vous voudrez absolument faire le malin et vous distinguer, en accouchant, par exemple, d'une oeuvre d'art quelconque. Mais si vous êtes bien membré et totalement dépourvu d'imagination, l'hypothèse la plus probable est que vous devrez rapidement faire l'acquisition d'une poussette pour y déposer le fruit de ce que vous avez enfanté. Il vous faudra alors, non pas choisir, mais trouver ou garder absolument un boulot, n'importe lequel, si possible dans la fonction publique, au moins, là-bas, personne vous empêchera de dormir.
Voilà ! Souriez ! Ne bougez plus ! Vous êtes désormais comme vos parents. On appelle cela l'instinct grégaire. Vous êtes devenu, en quelques années, un animal social. Il est très difficile de lutter contre cela. A moins, bien sûr, que vous n'ayez la chance d'être chômeur, bougnoule ou érémiste. Et encore, quand je parle de chance, c'est vraiment pour me rassurer, faut pas exagérer. (...)"

"(...) Règle numéro un de mon catéchisme imbécile pour mourir idiot selon mes règles à moi : ne portez jamais de montre. La montre est la première chaîne, le premier bracelet qui vous mène droit à la routine, au travail, à la femme qui a été jolie autrefois mais c'est fini et on reste là comme un con par habitude ou pour pas se faire traiter d'enculé. La montre, c'est le début du travail et de la médiocrité à heure fixe. C'est le premier pas vers les points de retraite déjà dénoncés plus haut.  J'ai eu une montre une fois dans ma vie : je me la suis fait chourer par des reubeux dans un couloir de métro un dimanche après-midi, en sortant de la foire du Trône. Merci les reubeux ! Et merde à ceux qui le liront et qui ont des montres ! (...)"

"(...) Ils m'accompagnent tous les deux dans la chambre de l'Enfant Roi. Je le regarde et me fais la réflexion suivante : contrairement aux animaux qui ne sont jamais aussi magnifiques qu'à leur naissance, la beauté s'acquiert chez l'homme en vieillissant. (...)"

" (...) C'est là qu'elle me pose la question deux points ouvrez les guillemets :

« ET TOI, TU FAIS QUOI DANS LA VIE ? »

Que dire, que faire, que répondre à ce que j'ouïs ? Je ne sais pas pourquoi, mais à ce moment-là j'ai pensé que j'aimerais bien me faire tatouer le testicule gauche.
Je pourrais répondre j'attends Godot, mais là on s'aventure dans la métaphysique, il faut être à la hauteur, mais même si j'étais à la hauteur elle ne comprendrait pas, du coup, en fait, les gens n'ont rien à se dire, à part des conneries, et encore même les conneries, je ne supporterais pas les siennes ni elle les miennes. Vivement qu'on se branle tous sur l'Internet, comme ça on n'aura même plus à faire semblant.
D'ailleurs, de deux choses l'une : soit elle ne connaît pas Beckett et elle va croire que je la snobe, soit elle connaît et elle va croire que je l'agresse, ben quoi, ouais, j'attends Godot, à donf, et va te faire foutre, hé, morue !
Je ne suis pas comme ça avec les filles qui ont de jolies jambes. (...)"

" (...) Oh, ce n'est pas exactement qu'ils me renient, non, c'est plus compliqué que cela. Ils me conservent leur amitié. Il faut seulement que ce petit malheureux se lance un peu dans la vie, qu'il s'assume, trouve du travail et une petite copine régulière. Qu'il se stabilise. C'est pour son bien, naturellement. Alors, écoutez-moi bien, bande d'enculés : vivez, croissez, multipliez, enrichissez-vous par le travail et par l'épargne. Mais ne devenez pas grands-pères trop vite. Car le jour viendra où, même après mon troisième lifting, j'arriverai encore à baiser vos petites-filles. Vous mettrez ça sur le compte de leur inexpérience et de ma lâcheté qui m'autorise à abuser de leur innocence. Vous aurez tort. Elles viendront à moi à vingt ans parce qu'elles verront qu'il reste encore un peu de vie en moi, et même en elles, malgré vous, avant que vous ne les ayez formatées ! Qu'elles se dépêchent. Quand elles auront trente ans, il sera trop tard. Elles seront trop vieilles pour moi. (...)"

" (...) Il existe trois sortes de samedis soir :
Le samedi soir glauque, que l'on passe chez soi, tout seul, en faisant semblant de bouquiner, au fond incapable de faire quoi que ce soit, perturbé par le silence de ce téléphone qui se refuse à sonner. Ces soirées-là, en dehors de l'ennui mortel qu'elles suscitent, nous remettent atrocement en question. Nous entendons les cris de joie qui montent de la rue. Toute cette frivolité qui dégueule de partout, sans nous, à travers Paris, nous semble insupportable. Nous avons l'impression que l'humanité tout entière est un gigantesque lupanar dont nous sommes à jamais exclus. Qu'avons-nous donc fait pour être ainsi mis à l'écart ? Pourquoi ? Le méritons-nous ? Où sont nos amis ? Avons-nous encore des amis ? Tous à nos calepins, nous recomposons sans cesse et sans cesse des numéros de téléphone pour tomber sur des répondeurs qui ont l'air de nous dire merde. (...)"

" (...) Que fait un chômeur quand il en a marre de chômer ? Il pourrait chercher du travail. Mais il court le risque, par cet acte inconsidéré, d'aller au-devant d'un échec douloureux, traumatisant et programmé, rendant encore plus difficile un processus de réinsertion sociale délicat et compliqué. C'est pourquoi le chômeur endurci et multirécidiviste s'oriente en général vers un stage de formation. Cette étape de transition, que l'on peut situer approximativement entre rien et rien, occupe ses journées, lui donne bonne conscience, le fait renouer avec le savoir et la fréquentation des autres, le fait sortir, oh, très provisoirement, de sa marginalité, et surtout, recule l'instant fatidique où il devra enfin se casser le cul, envoyer lettres de motivations et CV, autant d'actes manqués pour faire semblant de chercher un travail dont il ne veut pas, de toute manière du travail y' en a plus, mec, de quoi tu te plains, on te file 2000 F par mois pour acheter la paix sociale, en plus tu devrais être fier, même si tu ne le sais pas tu fais partie de l'avant-garde, c'est toi le monde de demain, le communisme a interdit le chômage, le libéralisme interdira le travail, aie pas peur, rassure-toi, t'iras pas bosser, imaginez ma gueule si je me réveillais un matin, le plein-emploi a été rétabli dans ce pays, m'apprendrait la revue de presse d'Ivan Levaï. Mais non. C'est sans danger. (...)"


Publié en 1998 aux éditions Le Serpent à Plumes.

21 mai 2009

Carson McCULLERS : Reflets dans un oeil d'or

Je vais devoir me faire à cette idée : je suis misogyne. Mon panthéon littéraire est constitué à 100% d'hommes, et bien que, pour me racheter et soulager ma conscience, je sois depuis des années en quête de cette rencontre littéraire féminine qui me fera chavirer, je dois bien reconnaître que toutes mes tentatives se sont pour l'instant avérées infructueuses. Flannery O'Connor m'avait laissé de marbre (non, elle m'avait carrément ennuyé), dans mes souvenirs de collège, George Sand n'a pas plus été capable que les représentants masculins de la littérature classique de me réveiller, j'ai plus récemment tenté Jacqueline Harpman, sans frisson là encore, et alors que je m'attendais à sortir de ma misogynie latente avec Carson McCullers, dont même Bukowski semblait admiratif, je reste toujours aussi coi d'incompréhension et de désespoir.

Ce que je reproche à leurs romans ? Un académisme pesant, un manque d'implication personnel, pour résumer, trop de retenue et trop de forme. Au fond, je reproche à ces dames la même chose qu'à la majorité des romanciers mâles contemporains ou classiques, ce qui, au fond, a plutôt tendance à me rassurer sur mon supposé sectarisme. Le fait est que je m'intéresse aux écrivains, et que les romanciers m'ennuient. Je n'attends pas d'un livre qu'il me raconte une histoire, mais qu'il me donne un point de vue, sur la vie, sur le monde, etc... Je réclame des tripes plus que de l'imagination. Voilà, je préfère le vécu à l'imaginaire. Et que trouve-t-on dans ce second roman de Carson McCullers ? Je vous le donne en mille, une histoire, avec certes une analyse psychologique assez poussée, une mise en exergue de la face obscure de l'humanité et à travers cela, un point de vue de l'auteur, pessimiste, mais à mon sens trop anecdotique pour y prêter vraiment attention. Je suis globalement passé à côté de ce bouquin, et bien que j'aie pris la peine de le terminer, cette histoire de militaires névrosés aussi enclavés dans leur base militaire que dans leurs esprits tortueux ne m'a pas plus excité que cela. Alors s'agit-il d'un roman de jeunesse mal dégrossi (McCullers avait 24 ans lorsqu'elle l'a écrit), je ne saurais le dire, mais j'avoue ne pas avoir tellement envie d'en découvrir davantage.

Un point qui ne trompe d'ailleurs pas, je n'ai pas trouvé beaucoup de passages à retenir. Pour ainsi dire, aucun qui mérite d'être cité...

16 mai 2009

BUKOWSKI, sur l'aliénation

« (...) Il y a de bonnes raisons d'interdire le LSD, le DMT, le STP, on peut bousiller définitivement sa tête avec, mais pas plus qu'au ramassage des betteraves ou en bossant à la chaîne chez General Motors, en faisant la plonge ou en enseignant l'anglais dans une fac. Si on interdisait tout ce qui nous rend dingues, toute la société y passerait : le mariage, la guerre, le métro, les abattoirs, les clapiers, les tables d'opération, etc. Tout peut virtuellement nous faire craquer parce que la société repose sur des piliers pourris. (...) »

Charles Bukowski, Nouveaux contes de la folie ordinaire ; Editions Grasset / Livre de poche ; traduction de Léon Mercadet.

13 mai 2009

Bernard COMMENT : Le colloque des bustes

Trouvé dans un bac à soldes sans rien connaître de l'auteur, attiré par la réputation de l'éditeur (les Fante père et fils ont été l'objet de nombreuses publications chez Christian Bourgois) et convaincu par le prix dérisoire, je me suis laissé tenter par le quatrième de couverture qui, derrière une histoire fantaisiste, annonçait un regard critique sur l'exhibitionnisme ambiant de notre société et la marchandisation omniprésente du tout et surtout du n'importe quoi.

Alors pas de fausse joie, la lecture de ce court roman (140 pages environ) n'a pas révélé à mes yeux un chef d’œuvre, Bernard Comment ne m'a pas semblé briller par le maniement du sarcasme comme l'annonçait la présentation, on a en fait affaire à un petit roman pas désagréable à lire, mais trop sage pour coller au côté cinglant que l'éditeur mettait en avant. A la critique acerbe de la société se substitue un regard plutôt intéressant et dénué de cette compassion habituellement de rigueur sur la place des handicapés dans notre société, et à travers cela se dessine vaguement la question de l'inutilité et sa place dans un monde où tout est tourné vers la performance et la rentabilité. Faut-il nécessairement trouver une fonction à tout et surtout à tout le monde ?

A travers l'histoire tragi-comique d'un homme amputé des bras et des jambes, élevé au rang d’œuvre d'art que s'arrachent les collectionneurs dans une société pour le moins loufoque, l'écrivain Suisse ne donne pas vraiment de réponses à ses interrogations, mais ouvre des pistes de réflexion sur le ressenti et les préoccupations des infirmes, finalement pas tellement éloignés des valides, les hommes n'étant toujours que des hommes.

"(...) Aux dernières nouvelles, les collectionneurs propriétaires mais propriétaires de rien à vrai dire simple gentlemen's agreement entre gens de bonne composition pourraient faire l'objet de poursuites du simple fait qu'ils nous exposeraient non seulement en public comme aujourd'hui pour la grande kermesse mais quotidiennement chez eux devant leurs invités rares invités dans le cas de Monsieur, ah ! la bonne conscience de l'opinion et des gens communs, tellement communs. S'ils pouvaient seulement nous foutre la paix ! Ont-ils jamais fait le compte de leurs propres servitudes, à large échelle de société, et au quotidien ? Je veux Étienne de La Boétie pour avocat, et pour seul avocat. Son discours sur la servitude volontaire suffira à mon cas, ou plutôt à leur cas. « L'habitude, qui exerce en toutes choses un si grand pouvoir sur nous, a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison,  celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. » "

" (...) Il y a toujours ce moment où les individus perdent la vérité de leur présence et leur faculté d'étonnement pour se raccrocher à des rôles ou des certitudes qui ne sont pas les leurs, et c'est alors une forme d'arrogance qui s'affiche sur leur visage, peut-être n'aurais-je pas dû l'appeler ma petite. (...)"

" (...) sa description de la lignée familiale de ses propriétaires nous a beaucoup fait rire, avec une connaissance presque maniaque des détails, à l'écouter il semblait être le seul rescapé d'une longue série de tarés en tous genres, c'est curieux à quel point on peut s'oublier parfois dans le discours qu'on tient sur les autres pour peu que rien de naturel ni de consanguin ne nous lie à eux. (...)"

10 février 2009

BUKOWSKI, sur la douleur

« La douleur est une chose étrange. Un chat tue un oiseau, un accident de voiture, un incendie... La douleur te tombe dessus, BANG, et voilà qu'elle s'assied sur toi. Elle est réelle. Aux yeux de n'importe qui, tu as l'air d'un imbécile. Comme si t'étais soudain devenu le dernier des débiles. Et c'est sans remède, à moins de connaître quelqu'un qui comprenne ce que tu ressens et qui sache comment t'aider. »

Charles Bukowski, extrait de Women (1978) ; traduction de Brice Matthieussent (Grasset / Livre de poche)

6 février 2009

Olivier BARDOLLE, sur l'amour (florilège)

"Il y en a tant qui confondent l'amour et l'angoisse. En pleine crise, le mal-être s'est cristallisé sur autrui. Voilà tout, on aime l'autre comme le naufragé aime sa bouée."


"L'exclusivité débouche toujours sur le conflit, la rupture, voire la haine, parce qu'elle se fonde sur la frustration. C'est seulement en renonçant à l'idée d'exclusivité que l'on peut accéder à la fidélité. Elle seule sait apprivoiser la durée, parce qu'elle n'a pas de comptes à rendre, qu'elle est libre, qu'elle procède de l'élection et non de la contrainte. Sur l'écueil de l'exclusivité se fracassent tous les serments d'amour."


"L'oubli de soi constitue le bonheur méconnu de la relation amoureuse. On s'éprend de l'autre et, ce faisant, on se déprend de soi, on s'allège de ce fardeau du moi qui pèse tout au long de l'existence d'un poids sans cesse accru. D'où ce sentiment de légèreté que ressent l'énamouré qui n'a plus à se supporter. En ce point insoupçonné réside le mystère de l'extase amoureuse, ce n'est pas tant l'autre qui nous procure un tel bonheur que le fait d'être enfin débarrassé de soi."


"L'amour suprême est celui qui est capable de laisser l'autre tranquille, qui peut le regarder évoluer sans intervenir, et s'en réjouir, mais qui sait s'en rapprocher lorsque la nécessité s'en fait sentir. C'est aussi celui qui aime l'inconnu en l'autre, son mystère, qui lui permet d'« être autrement ». L'amour véritable est humble et ne craint pas l'altérité."


"Les conditions d'accès au sexe font de vous un homme à qui vous n'aimeriez pas serrer la main. Un homme veule, prêt à débiter toute sorte de sornettes, à faire le paon, le drôle, et qui n'hésite pas à trouver passionnante chaque sottise que lui assène la femelle convoitée, laquelle teste ainsi le degré d'assujettissement du bonhomme et l'amène à la plus grande niaiserie au moment de lui ouvrir son lit. Non, décidément, la parade amoureuse n'est pas une élévation."


"On ne peut pas ne pas croire en l'amour, mais on peut être sceptique à l'égard de l'amour durable. Tout le problème est là : cette émotion est intense mais provisoire. Rien n'est plus difficile que d'aimer et de s'y tenir. On a trop besoin de changement, de divertissement, on veut être surpris en permanence, on veut que l'autre nous étonne chaque matin, mais l'autre, il n'en peut plus le pauvre, il a tout donné d'emblée, il ne sait plus quoi inventer, il fatigue, c'est humain. Il faut beaucoup d'imagination et d'énergie pour réinventer la vie tous les jours, mieux vaut laisser filer « l'ennuyé », l'avide de sentiments, vers d'autres horizons. Et pourtant, l'amour et ses insatisfactions sont, après la mort et la faim, le troisième sujet de préoccupation des hommes."


"L'amitié comme l'amour souffre toujours d'un excès de fréquentation. Passé la phase de fascination réciproque, on s'installe dans la familiarité, ce qui rassure un certain temps. Et puis, à la longue, on fatigue, on radote, on se répète les mêmes histoires, chacun connait à fond le répertoire de l'autre. A la fin, on se tait et on se contente de hocher la tête distraitement, lassé. C'est là qu'il faut rompre, s'écarter, se ressourcer dans l'oubli."


"Les deux grands moments de l'amour, ceux qui vous transforment : la rencontre et la rupture. Entre les deux, la routine."


"Tant que vous vous aimez l'un l'autre, à bonne distance, tout va bien, et puis « vous vous mettez en ménage », quel programme ! Quelle extase !  Vaisselle et balayage, récriminations et babillages, les « horreurs de l'amour » taillent leur triste chemin dans le coeur des amants. Au lieu de pouvoir écouter en paix Le Messie de Haendel, on vous demande de « faire une machine » ou de « changer la petite », et avec le sourire en plus. Le prince charmant se retrouve à se coltiner le sac à provisions. A se demander pourquoi il est descendu de cheval."


"Toute tentative de séduction est une forme d'escroquerie. On le sait bien, mais on veut plaire. Alors on se maquille, on s'enjolive, on use de jolis mots, et puis, une fois l'autre « attrapé », on se relâche, on redevient soi-même, et c'est là que tout se gâte, chacun ayant l'impression de s'être fait avoir, de s'être littéralement « fait baiser ». Les prémices de l'amour ne sont qu'arnaques, chausse-trappes et jeux de dupes. Il convient de franchir cette étape le plus vite possible, d'aller à l'essentiel, à la connaissance de l'autre, dans sa plus simple vérité, pour, peut-être, parvenir à l'aimer enfin."


"A votre prochain coup de foudre, pour faire tomber la fièvre, dites-vous simplement que vous venez de rencontrer votre futur bourreau. Vous vous sentirez mieux tout de suite."


"En définitive, on peut toujours faire de l'amour sa bête noire, sa tête de Turc, son bouc émissaire, lui cogner dessus, le ridiculiser, le mépriser, lui en vouloir à mort, le considérer comme une perte de temps, un insupportable gâchis, le traiter comme Céline d' « infini à la portée des caniches », le trouver sale, franchement répugnant, il n'empêche, on ne peut vivre sans lui."


Olivier Bardolle, Le monologue implacable (Editions Ramsay, 2003)

5 février 2009

BUKOWSKI : la mort - fière - maigre

je vois des vieux à la retraite dans les
supermarchés et ils sont maigres et ils sont
fiers et ils vont mourir
ils crèvent de faim debout et ne disent
rien. longtemps auparavant, entre autre mensonges,
on leur a appris que le silence était signe de
courage. maintenant, après une vie de travail
l'inflation les a piégés. ils regardent autour d'eux
volent un grain de raisin
le mâchent. finalement ils font un tout petit
achat, équivalent à ce qu'ils touchent chaque jour.
un autre mensonge qu'on leur a appris :
tu ne voleras point.
ils préféreraient mourir de faim que voler
(un grain de raisin ne les sauvera pas)
et dans leurs chambres minuscules
devant des pubs de bouffe
ils mourront de faim
crèveront sans un bruit
sortis des meublés
par de jeunes garçons blonds aux longs cheveux
qui les glisseront dans le fourgon
démarreront, ces
garçons
aux beaux yeux
pensant à Las Vegas et aux chattes et
à la victoire.
c'est dans l'ordre des choses : chacun
a un goût de paradis
avant l'enfer.
 


Charles Bukowski, Avec les damnés.

2 février 2009

Knut HAMSUN : Sous l'étoile d'automne

Knut Hamsun - en aparté, si quelqu'un connait la prononciation exacte, je suis preneur, je miserais timidement pour quelque chose s'approchant de "Knoute Hame-Soune", mais sans certitude  -  est un écrivain norvégien (1859-1952), auteur d'un grand nombre de romans dont le plus réputé est sans doute La faim (prochaine étape en ce qui me concerne), et récompensé en 1920 par un Prix Nobel de Littérature. Publié en 1906,  Sous l'étoile d'automne est le premier volet d'une des deux trilogies dites du vagabond. C'est aussi un très court roman, de tout juste 150 pages.

Sous l'étoile d'automne est le récit des pérégrinations d'un homme entre deux âges, fuyant son ancienne vie citadine qu'on devine aisée et confortable pour retrouver la tranquillité des choses simples. Au début du roman, Knut Pedersen vit retiré sur une île proche du littoral norvégien, où il loue une chambre dans une pension. Il y retrouve par hasard un ancien camarade de jeunesse avec qui il part à l'aventure sur les routes, retrouver en quelque sorte la simplicité de l'existence qu'il menait dans sa jeunesse, à vivre d'un travail manuel, sans trop de contraintes. Pedersen est un homme taciturne et mélancolique, et on devine assez vite la source de son mal-être. C'est un homme rongé par la solitude. Il croise au cours du roman deux femmes, deux amours impossibles auxquels il ne peut s'empêcher de rêver. La première est une jeune fille dont il apprendra plus tard qu'elle partageait l'attirance qu'il s'efforçait lui-même de refouler, et la seconde, une femme mariée, insaisissable,  avec laquelle se tisse une relation ambiguë et dont il espère l'amour tant rêvé, en vain.

Sa relation à l'amour et aux femmes est en quelque sorte au centre du roman, une relation parasitée par son  incapacité à comprendre les autres, à se sentir heureux, où qu'il soit, et à savoir ce qu'il souhaite réellement. La peur de la mort ne rôde pas bien loin dans cette quête éperdue de sens à sa vie. Une histoire à la portée tout ce qu'il y a de plus universelle, au fond. Un roman intéressant, donc. 

« (…) Aïe ! comme il est difficile de réussir calmement, joliment, le passage fatidique à la vieillesse. La crispation intervient, l'esbroufe, les grimaces, , la lutte contre les jeunes, l'envie. (…) »

« (…)  Me voici loin du vacarme et de la presse de la ville, des journaux et des gens, j'ai fui tout cela parce que, de nouveau, on m'appelait de la campagne et de la solitude dont je suis originaire. Je pense, plein d'espoir : Tu verras, tout va bien aller. Hélas ! Je me suis déjà enfui de la sorte et je suis retourné à la ville. Et me suis de nouveau enfui. (…) »

« (…)  Il a peut-être raison, Grindhusen, on trouvera bien un moyen pour tout, demain comme aujourd'hui. Voilà deux semaines que je n'ai pas lu les journaux et je vis tout de même, je vais bien, je fais de grands progrès en calme intérieur, je chante, je me pavane, je vais tête nue, contemplant le ciel, le soir.
Ces dix-huit dernières années, quand j'allais au café, je rendais la fourchette au garçon quand elle n'était pas propre, ici, chez Gunhild, je ne rends aucune fourchette ! As-tu vu Grindhusen, me dis-je à moi-même, quand il allume sa pipe, il utilise son allumette jusqu'au bout, sans pourtant brûler ses doigts endurcis. J'avais remarqué qu'il y avait une mouche sur sa main, il l'avait laissée aller, peut-être ne l'avait-il pas sentie. C'est ainsi qu'un homme doit réagir envers les mouches... (…) »

1 février 2009

BUKOWSKI : La cause et l'effet

les meilleurs meurent souvent de leur propre main
juste pour se libérer
et ceux qui restent
ne comprennent jamais vraiment
pourquoi
on voudrait
se libérer
d'eux


Charles Bukowski
, poème extrait du recueil Le ragoût du septuagénaire (1990) / Éditions Grasset et Livres de Poche / Traduction de Michel Lederer.

30 janvier 2009

Charles BUKOWSKI : Pulp

Quand Charles Bukowski décidait de s’attaquer au roman de genre, il convenait de s’attendre à un résultat tout sauf conventionnel. De fait, lâchant temporairement son double Chinaski (dont il est quand même furtivement fait allusion dans le récit), Buk se glissait dans la peau de Nick Belane, un détective privé à la dégaine et au tempérament fortement Bukowskiens.

Dès le premier chapitre, on sait que Bukowski nous embarque dans un univers hors norme, bien à lui, Belane se présente sous les traits d’un raté flamboyant, obsédé sexuel attachant, grand duc de l’ivrognerie, et le ton du roman s’annonce tout ce qu’il y a de plus léger et poilant. On ne peut s’empêcher de sourire et même rire à la lecture des aventures fantaisistes de Belane, qui tour à tour se retrouve mêlé à des enquêtes tout ce qu’il y a de plus farfelues, qui se réfèrent autant au polar classique qu’à la science-fiction burlesque d’un Ed Wood voire même à l’univers improbable d’un Russ Meyer. Il est d’abord recruté par la Grande Faucheuse en personne pour retrouver l’écrivain Céline, un mort bien vivant - presque centenaire mais pimpant comme un jeune homme - qui coule des jours paisibles à Los Angeles. Viennent ensuite des histoires de moineau écarlate (la grande énigme du roman), d’extra-terrestre lubrique et bien gaulée et de mari trompé qui apparaissent toutes plus ou moins liées et mettent sérieusement à contribution les maigres talents d’enquêteur de Belane, autant qu'elles ébranlent sa santé mentale.

Bukowski ne se contente évidemment pas de raconter une histoire abracadabrante, on retrouve dans son roman à la fois l’esprit et l’imagination débridée de certaines de ses nouvelles et aussi les grands thèmes qui ont construit son œuvre, comme l’insignifiance de nos existences, les névroses et les bas instincts qui animent l’humanité, le tout asséné avec sa légèreté habituelle, son lyrisme et son humour décapant. Un roman à part donc, mais pas tant que ça. 

« (…) Je n’avais pas le moral, et la marche n’arrangea pas les choses. Chienne de philosophie ! L’homme est né pour mourir. Impossible de nier l’évidence. On se rattache à tout ce qui passe et on attend. On attend le dernier métro. On attend une paire de gros nibards dans une chambre d’hôtel, une nuit d’août à Las Vegas. On attend que les poules aient des dents. On attend que le soleil baise la lune. Et en attendant, on se raccroche à n’importe quoi. (…) » 

« (…) L’heure était venue de se livrer à une petite auto-analyse.
Primo, on arrêtait les frais pour la journée.
Secundo, la vie épuise l’homme, elle le réduit à néant.
Et tertio, demain il ferait jour. (…) »
 

« (…) Depuis le seuil, je jetai un œil sur le club-house. Juste une belle brochette de vieux friqués. Comment avaient-ils fait ? Et de combien d’ailleurs avons-nous besoin ?  Car, finalement, toute cette thune, on en fait quoi ? Tous, nous allons casser notre pipe, et néanmoins la plupart d’entre nous s’esquintent la santé à grappiller deux, trois biffetons de plus. Un jeu de débiles. Pouvoir encore enfiler ses chaussures chaque matin que Dieu fait, n’est-ce pas la plus grande des victoires ? (…) » 

« (…) Je me traînai jusqu’à la salle de bains. Il n’y a rien que je déteste plus que de croiser mon reflet dans un miroir, et pourtant je m’y résolus. L’image même d’un homme défait et vaincu. D’énormes valises noires autour d’yeux minuscules et craintifs. Tout à fait l’air d’un rat pris au piège par un chat impitoyable. Ma peau se débandait de toutes parts, comme si elle avait haï le corps qu’elle enveloppait. Mais le pire, c’étaient mes sourcils, pareils à des rideaux en bout de course et qui ne laissaient filtrer que le regard d’un dément. Horrible. A gerber. Et de plus, j’avais les intestins bloqués. Incapable d’en mouler un. Je me rendis quand même dans les toilettes pour pisser. Je m’appliquai à viser le centre de la cuvette mais, sans que je comprenne pourquoi, j’inondai le carrelage. Me ressaisissant, je revisai le trou, et, cette fois, je baptisai le siège que j’avais oublié de relever. Pour éponger, un rouleau de papier cul y passa quasiment. Mais c’était nickel ! Il ne me resta plus qu’à tirer la chasse. Ensuite, je me mis à la fenêtre. Sur le toit d’en face, un chat lâcha tranquillement sa crotte. Parfait. Je retournai dans la salle de bains pour me laver les dents. Mais parce que je pressai trop fort le tube de dentifrice, le lavabo en fut éclaboussé. C’était un dentifrice vert. Qui ressemblait à un ténia engraissé à la chlorophylle. Avec un doigt, j’en récupérai un peu que j’appliquai sur ma brosse. Puis, j’ouvris la bouche, et mes dents apparurent. Quelle invention diabolique que les dents ! On s’en sert pour manger. Manger et remanger. Nous sommes vraiment des êtres répugnants, programmés pour nous épuiser, notre vie durant, à accomplir de sordides petites tâches. Se remplir le ventre et lâcher des pets, nous gratter l’échine et nous souhaiter de joyeuses fêtes avec le sourire de circonstance. (…) » 

« (…) Est-ce que les fêlés savent que c’est la perte de temps qui rend les gens fous ? Toute notre vie, on attend. Que ça passe ou que ça casse. On fait la queue pour acheter du papier cul. Pour encaisser un chèque. Et, quand on est sans un, on fait tout de même la queue. Plus longtemps encore. On attend le sommeil et on attend le réveil. Même topo pour le mariage et le divorce. On attend la pluie et on attend qu’elle cesse. On attend l’heure de passer à table, puis celle d’y retourner. On attend chez le psychiatre au milieu d’une bande de psychotiques, tout en se demandant si on n’en est pas un, soi-même. (…) » 

« Le lendemain de cette soirée mémorable, partagé entre l’insatisfaction et le dégoût, je repris possession de mon bureau. En vérité, être là ou courir le monde, ça se valait. A l’évidence, si nous faisons semblant de remuer de l’air, c’est pour tromper l’attente de la mort, bien qu’une bonne partie d’entre nous ait renoncé depuis longtemps à user de ce piteux stratagème. Nous sommes des légumes. Je suis un légume. Dire lequel dépasse mes compétences. A priori, je penche pour le navet. (…) »

26 janvier 2009

Charles BUKOWSKI : Le postier

A l'exception de Pulp (dans lequel Charles Bukowski accommodait le polar à sa sauce), tous les romans de Bukowski sont articulés autour d'une facette de sa vie ; Le postier - son premier roman - n'échappe pas à la règle, et comme son nom l'indique, il se focalise sur la période où l'écrivain s'essaya plus ou moins à la stabilité professionnelle en entrant à la Poste, après avoir pratiqué tous les petits boulots possibles et indésirables (cf. Factotum, notamment). Débarqué par hasard et sans envie de s'y éterniser, Buk y occupera en tout plus d'une dizaine d'années de sa vie, et c'est donc en observateur averti qu'il dépeint dans Le postier le sombre portrait du "monde du travail", fait de tâches répétitives exténuantes et abrutissantes, d'obsession de la performance (les épreuves de rendement du centre de tri...), de chefaillons sadiques en mal d'autorité, et de cohabitation parfois douloureuse avec clients et collègues pour beaucoup salement névrosés.

Outre le boulot, qu'il accomplit avec une nonchalance et un détachement exemplaires, la vie sentimentale de Bukowski (ou plutôt devrais-je dire Chinaski, mais quelle différence cela fait ?) tient également une large part du roman, dans lequel on croise trois catégories de femmes : celles qui ont compté (sa compagne de beuveries Betty, et Fay qui fera de l'asocial flamboyant un père certes peu présent, mais néanmoins très attendri par sa fille), les distractions relativement durables (la jeune et richissime Joyce), et les aventures éphémères parfois glauques  (Mary Lou l'arnaqueuse, la détraquée de sa tournée de facteur, et nombre de femmes délaissées ramassées ici et là...).
 
L'univers où patauge Bukowski est âpre, mais comme toujours, l'écrivain lui insuffle un parfum de légèreté et une dose d'humour non négligeable, sans oublier, aussi,  une certaine tendresse pour ne pas dire l'inverse. Bukowski n'a jamais vraiment trouvé sa place dans ce monde, et pourtant, il ne ressort jamais la moindre aigreur de ses textes, jamais de méchanceté, pas même à l'égard des individus les plus méprisables qu'il a croisés. Il faut dire que l'écrivain n'a jamais pris sa vie, et la vie en général, très au sérieux, et c'est un des points qui fait toute la singularité et la force de son œuvre.

« Ça a commencé par erreur.
C'étaient les fêtes de Noël et j'avais appris par le pochard en haut de la côte, qui faisait le coup à chaque Noël, qu'ils embauchaient quasiment n'importe qui, alors j'y suis allé et sans avoir le temps de réaliser je me suis retrouvé avec une sacoche en cuir sur le dos à cavaler comme bon me semblait. Parlez d'un boulot, que je pensais. Peinard ! Ils vous donnaient juste un ou 2 pâtés de maisons à faire et si vous arriviez à finir, le facteur titulaire vous en donnait encore un autre à distribuer, ou alors vous pouviez rentrer et le chef vous en donnait un autre, mais surtout, vous preniez bien tout votre temps pour fourrer ces cartes de Noël dans les fentes. (…) »

« (…) Alors le vieux a fait un gros chèque à Joyce et ça y était. On a loué une petite maison sur une colline, et puis Joyce s'est mise à me sortir toute cette morale stupide.
« On devrait trouver un travail tous les deux », disait Joyce, « pour leur prouver que tu cours pas après leur argent. Leur prouver qu'on peut se débrouiller tout seuls. »
« Baby, c'est de la gaminerie. N'importe quel crétin est capable de mendier un boulot quelconque ; mais faut être un sage pour l'étaler sans travailler. Ici on appelle ça "la démerde". J'aimerais être un bon démerdard.  »  (…) »


« (…) Je sais pas comment ça arrive aux gens. J'avais une gosse à nourrir, besoin de boire quelque chose, y'avait le loyer, les chaussures, chemises, chaussettes, tous ces trucs. Comme tout le monde j'avais besoin d'une vieille voiture, quelque chose à manger, tous les petits aléas.
Comme les femmes.
Ou un jour aux courses.
A vivre au jour le jour et sans porte de sortie, vous n'y pensez même pas.
Je me suis garé en face du Federal Building et j'ai attendu que le feu passe au vert. J'ai traversé. Poussé les portes à battants. C'était comme si j'avais été un morceau de fer attiré par un aimant. Je n'y pouvais plus rien.
C'était au 1er étage. J'ai ouvert la porte et ils étaient là. Les employés du Federal Building. J'ai remarqué une fille, la pauvre, un bras seulement. Ca faisait une éternité qu'elle était là. C'était comme être un vieux pochard comme moi.  Enfin, comme disaient les gars, faut bien travailler quelque part. Alors ils acceptaient ce qu'il y avait. C'était la sagesse de l'esclave.
Une jeune noire s'est approchée. Elle était bien habillée et contente de sa situation. J'étais content pour elle.  Avec son job, moi, je serais devenu cinglé.
« Oui ? »  elle a dit.
« Je suis préposé aux postes », j'ai dit, « je veux démissionner. »  (…) »

25 janvier 2009

John FANTE : Rêves de Bunker Hill

Écrit un an avant sa mort, en 1982, alors que l’écrivain était fortement diminué physiquement en raison du diabète dont il souffrait (aveugle, John Fante s’en remit à sa femme Joyce pour dactylographier le texte qu’il lui dicta de la première à la dernière ligne), l’histoire nous replonge dans les années 30, situant ainsi approximativement cet ultime roman dans l’œuvre de  Fante à la suite chronologique de Demande à la poussière.

On y retrouve un Arturo Bandini qu’on devine légèrement plus âgé que dans le roman culte de Fante, délaissant la littérature pour faire ses premiers pas dans l’industrie cinématographique Hollywoodienne en tant que scénariste. Après la dèche qui lui collait à la peau dans Demande à la poussière, Bandini s’embourgeoise quelque peu en décrochant son premier contrat pour le compte d’un producteur à succès. Mais Bandini s’ennuie, ce travail lui apporte certes la sécurité matérielle, mais pas la gloire tant rêvée. En amour, le jeune homme n’est guère plus heureux, son tempérament excessif et impulsif lui joue comme toujours de sérieux tours, et c’est finalement dans les bras d’une femme en âge d’être sa mère qu’il finit par se fixer, en attendant la tempête, à laquelle le facétieux Bandini ne tarde jamais à s’exposer, et dans laquelle il se vautre même il faut bien le dire avec une habileté certaine…

Si on retrouve globalement le style qui fit la légende de Fante sur le tard, le ton donné à Rêves de Bunker Hill est légèrement plus pimenté qu’à l’habitude. Fante n’hésite pas à se laisser aller à quelques considérations plus salaces que par le passé, qui l’engagent parfois un peu dans le sillage de son élève et admirateur dévoué : Bukowski. Fante se lâche, donc, mais sans rien perdre de son style, si tendre, jouissif, drôle, émouvant, le tout servi avec la fraîcheur de ses jeunes années qu’il n’a semble-t-il jamais perdue… Du Fante pur jus, en résumé.

« Ma première rencontre avec la gloire fut tout sauf mémorable. Je travaillais comme saute-ruisseau dans un magasin de délicatessen, chez Marx’s. C’était en 1934. Le magasin se trouvait à Los Angeles, au coin de la Troisième Avenue et de Hill. J’avais vingt et un ans et vivais dans un monde limité à l’ouest par Bunker Hill, à l’est par Los Angeles Street, au sud par Pershing Square, au nord par le Centre Civique. J’étais le roi des saute-ruisseau doté de toute la verve et du style inimitable de la profession, et bien qu’horriblement mal payé (un dollar par jour plus les repas), j’attirais l’attention unanime quand je virevoltais de table en table, tenant mon plateau en équilibre sur une main et provoquant les sourires de tous les clients. En plus de mes talents de serveur, j’avais un autre atout pour mes patrons, car j’étais également écrivain. Ce fait bénéficia d’une certaine renommée après qu’un photographe soûl du Los Angeles Times se fut installé au bar pour prendre plusieurs clichés de moi en train de servir une cliente, qui levait vers moi des yeux pleins d’admiration. Le lendemain, j’avais ma photo dans le Times ; l’article attenant parlait de la lutte et des succès du jeune Arturo Bandini, un gamin ambitieux et travailleur originaire du Colorado, qui s’était fait un nom dans la jungle des revues littéraires en vendant une de ses nouvelles à l’American Phoenix, dirigée comme il se doit par le monstre sacré de la littérature américaine – j’ai bien sûr nommé Heinrich Muller. »

« (…) Je levai les yeux vers la fenêtre de mon bureau. Je ne pouvais pas retourner là-haut. De fait, je ne le pouvais pas, car je me sentais trahi. Du Mont m’avait joué un sale tour. Maintenant j’avais honte des coupes sauvages effectuées dans le manuscrit de Jennifer. Si quelqu’un avait caviardé un de mes textes de la sorte, je lui aurais mis mon poing dans la figure. Je me demandais ce que Heinrich Muller aurait pensé de mon intégrité. Mon intégrité ! Cela me fit éclater de rire. Intégrité – des couilles. J’étais un minable, un zéro. Au diable tout ça. Je décidai d’aller acheter une paire de pantalons. Il me restait plus de cent dollars. Je désirais oublier mes ennuis et me lancer à corps perdu dans des dépenses inconsidérées. L’argent est fait pour être dépensé, non ? (…) »

« (…) « Bonjour ! » dis-je. « Je ne savais pas que vous habitiez ici. »
« Je viens juste d’arriver. »
« Vous travaillez dans le quartier ? »
« Je suppose qu’on peut dire ça. » Elle me décocha un regard plein de sensualité. « Vous voulez qu’on se voie ? »
« Quand ? »
« Pourquoi pas tout de suite ? »
Je ne la désirais pas. Rien chez elle ne m’attirait, mais je devais me conduire en homme. Il n’y a qu’une seule issue à ce genre de situation :
« Avec plaisir », dis-je. (…) »

« (…) Un jour, à l’heure du déjeuner, je montai à la salle à manger privée où se réunissait la crème des scénaristes et des metteurs en scène. Je m’assis à une longue table et me retrouvai entre John Garfield et Rowland Brown, le metteur en scène. Pour briser la glace, je dis à Garfield : « Passez-moi le sel, s’il vous plait. »
Il me le donna sans un mot. Me tournant vers Brown, je lui demandai : Ca fait longtemps que vous travaillez ici ? »
« Seigneur, oui. » s’écria-t-il, et ce fut tout.
Je réfléchis que ce n’était pas de leur faute. J’étais le coupable, le raté, le timide manquant de confiance en soi. Je ne suis jamais remonté là-haut. (…) »

« (…) Je roulai au pied du divan et me mis en position entre ses longues jambes fuselées gainées de bas, mais ma fermeture Eclair était coincée, et je me battis désespérément avec elle. Les mains de Thelma descendirent vers ma ceinture, et après un effort violent mon pantalon fut sur mes chevilles. Je me penchai sur elle, mon outil au garde-à-vous ; j’essayai de la harponner, mais ratai mon coup plusieurs fois de suite. Thelma poussa un petit cri de contrariété, puis saisit mon truc pour essayer de le faire entrer. A cet instant précis, j’entendis le bouton de porte grincer, le bruit de la porte qui s’ouvrait, je dirigeai mes yeux vers la porte et découvris Harry Schindler qui nous regardait. Toute vie abandonna mon outil, et je restai allongé là, pétrifié de terreur, tandis que Thelma, elle aussi en état de choc, tenait ma verge molle dans sa main. (…) »


« (…) Que fais-je ici, me demandai-je. Je déteste cet endroit, cette ville hostile. Pourquoi me rejetait-elle toujours comme un orphelin indésirable ? N’avais-je pas payé mon dû ? N’avais-je pas travaillé d’arrache-pied, fait l’impossible pour trouver une place au soleil ? Qu’avait donc cette ville contre moi ? Mes ennuis tenaient-ils à ma gaucherie de paysan, à la conviction chez moi bien ancrée de ne pas être tout à fait comme les autres ? (…) »
 
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